La psychanalyse au défi du discours social
16 octobre 2004

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HAMAD Nazir
Textes
Travail social



Qu’est-ce qu’on fait quand on demande au psychanalyste de venir parler d’un thème ou de commenter un événement et que sais-je encore ?

Pourquoi lui, alors qu’il y a beaucoup qui se dit ou qui s’écrit ?

On lui demande sûrement d’apporter un discours autre. Quelque chose qui ne relève pas d’un déjà entendu ou d’une opinion qui l’implique dans le partage d’une passion quand le discours social devient passionnel.

Le psychanalyste est supposé avoir à dire sur les malaises qui viennent secouer le corps social et brouiller ses repères, mais à être supposé avoir à dire sur un malaise en particulier, ou le malaise en général, cela lui donne un statut à part au regard du corps social. Cet état de choses a été constaté au début de la psychanalyse et tout laisse à croire que cela restera le cas tant qu’il y a une référence possible à l’inconscient. Qu’on se moque du psychanalyste comme nous y a habitués la presse écrite, la télévision ou le cinéma, ou qu’on fasse appel à lui, le résultat est le même. Il y va de ce quelque chose qu’il ne cesse d’incarner : la référence à l’inconscient et à ses effets inattendus.

Peut-on faire une hypothèse plus osée et stipuler que tant qu’on fait appel au psychanalyste on peut croire que le corps social et le psychanalyste ne sont pas inscrits dans le même temps logique. Si l’appel à lui relève d’une demande pour comprendre, voire pour s’épargner le vécu du malaise, le psychanalyste ne peut répondre, si réponse il y a, que de ce malaise qui l’inscrit comme manquant. Quand Freud, sur sa route pour l’Amérique, commente à voix haute : si les Américains savaient que je leur apportais la peste ! Il ne parlait pas d’un savoir aussi novateur que fut le sien, il faisait plutôt allusion à la castration, celle qu’il cherchait à ne pas savoir derrière l’oubli du nom Signorelli.

Quand l’analyste se risque à répondre, c’est le discours dominant, le discours mobilisateur, le discours qui fait la foule, qui est questionné et parfois mis à mal. En vous disant cela je pense à Lacan quand, s’adressant aux étudiants de l’Université de Vincennes en 1968, il leur dit : "Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est un maître, vous l’aurez."

C’est ça la peste, c’est le discours subversif qui arrive à point nommé pour faire contrepoids aux autres discours quand ceux-ci tendent à occuper toute la place pour empêcher toute question. Et c’est justement ce qui fait dire à Lacan : "Le danger devient grand, s’il (l’analyste) abandonne en outre son langage au bénéfice de langages déjà institués et dont il connaît mal les compensations qu’il offre à l’ignorance." ("Fonction et champ de la parole et du langage", Écrits, Paris, Seuil, 1966).

Mais alors, la question est d’où vient ce langage qui fait de lui un langage autre ? Cela vient de la possibilité pour un psychanalyste d’avoir une double écoute : Écoute du discours que le social produit et où il se trouve souvent pris, et écoute de ses effets sur le sujet. J.P. Lebrun le dit à sa manière quand il écrit : "Ce que le psychanalyste entend dans cette confrontation à la clinique individuelle, il l’entend également à l’oeuvre dans le social ; ce qu’il entend des avatars du sujet est du même tabac que ce qu’il entend des avatars du social." (Un monde sans limite- Essai pour une clinique psychanalytique du social, p.20, Ramonville Sainte Agne, Erès, 1997).

En soutenant une telle position, peut-on rajouter que si le social fait appel à l’analyste, c’est justement parce qu’il est débordé par les avatars du sujet sans pour autant se questionner sur ses propres avatars ? Nous demande-t-il alors de guérir le "sujet de son inconscient" pour que rien ne vienne déranger le social comme corps idéalisé par ce que sa constitution implique comme idéologie ?

C’est pour cela, je crois que l’école nous interroge sur l’élève incapable, plutôt que sur l’école. Les responsables politiques veulent savoir comment cerner les jeunes dans la cité sans se donner les moyens de se pencher objectivement sur cette aberration de vocabulaire qui fait de la cité, le socius par excellence, le symptôme du social. Pour vivre tranquille, il faut vivre hors cité. Vivre entre les mêmes différents des autres, si ce n’est contre les autres. C’est le fait que la cité perd l’adjectif qui désigne son usage, cité ouvrière, cité universitaire, cité céleste, que la cité devient une zone de non appartenance et de non inscription dans le lien social. Les Etats-Unis nous ont appris une chose essentielle que je peux résumer en une phrase simple : Dès que la cité en tant que référence au socius devient une zone à particularité, rien ne peut plus protéger le corps social du morcellement. Des groupes à préoccupations communes peuvent se constituer en îlots protégés pour reconstruire ce que fut le Moyen âge.

Cependant à inviter le psychanalyste à en dire quelque chose, rien ne garantit que ce qu’il a à dire ait plus de chance d’être entendu qu’un autre discours, notamment quand celui-ci apparaît comme un expert dispensant un savoir puisé dans la littérature analytique ou psychiatrique, ou encore quand il apparaît comme un conseiller ès qualité qui tend à donner des recettes et des palliatifs sans parler des interprétations sauvages. Aussi avons-nous entendu tel psychanalyste conseiller le retour à la fessée, tel autre qui tolère la présence de l’enfant dans le lit de ses parents jusqu’à l’âge de 3 à 4 ans, ou cet autre encore qui invite les femmes à recourir à la chirurgie esthétique afin qu’elles restent belles et séduisantes, et les hommes à avoir des aventures extraconjugales puisque les hommes sont de nature polygames.

Si j’avais à défendre une position qui caractériserait la place de l’analyste dans le champ social, je la verrais définie selon les points suivants :

Chacun son rôle : On reçoit souvent des demandes d’écoles de formation,d’éducateurs, d’assistantes sociales, d’infirmières, etc. qui nous demandent de donner des conférences sur tel ou tel thème. Il devrait être absolument clair dans les esprits de ceux qui invitent que chacun devrait rester à sa place et que le savoir psychanalytique dispensé dans de telles écoles n’autorise pas les étudiants à devenir polyvalents, touche à tout. Qu’un tel savoir serve à approfondir quelques aspects de leur formation théorique, cela s’entend parfaitement. Mais ils ne sont "bons" professionnels que dans la mesure où ils s’imposent des limites afin de permettre à chacun de s’arrêter aux pouvoirs et devoirs de son métier. La confusion qui règne parfois dans le champ de l’Action Sociale où des éducateurs, des assistantes sociales et des psychologues s’occupent des mêmes familles relève de la confusion des langues. Autrement dit : la difficulté de base à laquelle les intervenants ont souvent à faire face, est celle relative à qui fait quoi et qui le dit et comment le dire.

Le psychanalyste ne vise pas à modeler le monde ou les gens. Il vise plutôt à mettre en accord le discours conscient avec le désir inconscient d’un patient qui se risque sur le chemin de l’analyse. Lacan disait : mettre en accord la loi et le désir ou encore, faire du surmoi l’allié du désir du sujet. De ce fait, l’analyste ne sait rien sur l’intérêt des gens qu’il rencontre, il n’a rien à leur proposer qui serait de l’ordre de je vous mène au bon port. Si bon port il y a, c’est la possibilité pour chacun, dans son rapport au temps, de pouvoir conclure. Conclure "de telle sorte que ce qui s’ouvre au sujet soit autre que ce qu’il avait vécu jusqu’ici." (Ch.Melman, Clinique psychanalytique et lien social, p.15)

Si beaucoup d’intervenants sociaux ont une adresse désignée et des objets précis qui leur permettent de suppléer au manque supposé comme tel de l’enfant et de sa famille, l’argent, le soutien scolaire et pédagogique ou encore le réconfort de la foi, l’analyste quant à lui, n’a de référence qu‘au lieu de l’Autre ou au manque d’issue. Cela me semble être le sens de la lettre que Freud envoie le 9-2-1909 à son ami Pfister et dans laquelle il lui écrit : "Vous avez devant vous des êtres jeunes, en proie à des conflits tout frais, des êtres qui, fixés sur votre personne, sont prêts à la sublimation religieuse. Vous avez la chance de pouvoir conduire ce transfert sur votre personne jusqu’à Dieu. Pour nous cette issue n’existe pas."

Autrement dit, là où la réponse sociale consiste à introduire des objets de satisfaction censés répondre au malaise des gens, l’analyste n’a de réponse possible que du côté de l’altérité.

Cependant, dire cela ne fait que relancer le débat. Demande-t-on vraiment l’altérité à l’analyste ?

On peut répondre par oui dans la mesure où quelqu’un s’engage sur la voie de son inconscient. Mais on peut tout aussi bien répondre non dans la mesure où la misère sociale est souvent misère du fait même du refus de cette altérité. Tous les intervenants sociaux connaissent ce malentendu devenu classique entre les psys et les travailleurs sociaux : "Le psychologue reçoit à la demande" entendons-nous parfois dire dans les services qui emploient des psys, mais si personne ne lui formule de demande, il finit par formuler des demandes auprès des travailleurs sociaux pour qu’ils suscitent des demandes de ceux auprès de qui ils interviennent dans la réalité.

Le psychanalyste ne s’intéresse pas à la réalité dit-on dans une sorte de partage du travail entre les intervenants sociaux et les psys. Chacun son domaine.

Le psychanalyste ne peut se mettre à l’abri de la réalité d’autant plus quand il partage la vie institutionnelle d’une équipe pluridisciplinaire. Par contre, il ne répond pas dans la réalité aux actes et aux demandes des enfants et des adultes. Pour lui, il n’y a pas de réponse dans la réalité car là où il se situe, les choses se posent en termes de subversion, la subversion du monde du besoin par le langage qui fait que toute demande est demande d’autre chose.

Cela m’amène à conclure avec la différence que J.-P. Lebrun fait entre un jouir ensemble obéissant à la méthode scientifique et le jouir ensemble organisé autour du primat de la religion. Jouir ensemble ne va pas sans le risque d’une jouissance qui serait spécifique à un Nous qui ferait différence avec les autres qui ne seraient pas nous. Cela implique le fantasme d’une appartenance commune qui se baserait sur un savoir sur la jouissance de l’Autre qui permettrait au groupe de se rendre objet de cette jouissance. Le fondamentalisme religieux est le type même de ce partage de jouissance. À chacun sa jouissance de l’Autre et Dieu reconnaîtra les siens.