La dépression est-elle une névrose ?
09 décembre 2004

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CHEMAMA Roland
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions



Il est de plus en plus fréquent, aujourd’hui, que des personnes viennent consulter un psychanalyste en se disant déprimées. Elles sont généralement adressées par un tiers, parfois conseillées par un médecin, et n’ont pas forcément l’idée de s’engager dans une cure psychanalytique. C’est même devenu si fréquent qu’on soupçonne que ce diagnostic est bien incertain. Il est en effet évoqué autant dans des moments d’anxiété que dans des moments de profonde souffrance morale. Il peut désigner aussi bien un état qui dure depuis longtemps que la réaction, normale si elle est ponctuelle, à des difficultés de la vie ( travail, couple, etc. ).

Prendre les chose comme cela, c’est presque récuser d’emblée que la dépression constitue une entité pertinente pour le psychanalyste. Celui-ci a plutôt tendance à éviter cette notion très générale, et à tenter de situer ce qui constitue des moments dépressifs dans les différentes névroses : hystérie, névrose obsessionnelle, voire phobie.

Cependant le fait d’évoquer la névrose attire l’attention sur un point important, et cela devrait nous permettre de préciser ce que nous entendons par dépression – premier temps d’une réflexion sur la façon dont la psychanalyse peut concerner les sujets déprimés.

En effet nous pouvons ici rappeler que le symptôme névrotique se définit depuis Freud comme une expression du désir, déformée pour échapper à la censure. Il en est ainsi, par exemple, dans l’annulation rétroactive obsessionnelle. Le patient que Freud, dans les Cinq psychanalyses, appelle "l’Homme aux rats" heurte une pierre, en marchant sur une route. Il l’enlève, mais se dit ensuite que c’est absurde, et qu’il convient de rétablir l’état antérieur. Or le premier mouvement était associé à l’idée que la voiture de sa bien aimée allait passer par là, et que celle-ci risquait donc un accident. Lorsque l’homme aux rats remet sur le chemin la pierre qu’il avait déplacée, cet acte bizarre de rétablissement d’un état antérieur apparaît comme l’expression d’un désir agressif. Si ce désir prend la forme d’un symptôme, c’est qu’il ne peut, à ce moment-là, devenir conscient.

Ce qu’il est important de noter, pour l’opposer à la dépression, c’est que, dans un cas de ce type, même si apparemment rien ne s’est passé dans la réalité, même si la pierre se trouve à la même place qu’à l’origine, le comportement de l’homme aux rats inclut, non seulement un désir, mais un acte agressif. On se trouve très loin ici de ce qui caractérise une position dépressive. Celle-ci, entendue dans un sens fort, concerne certains sujets qui n’agissent jamais, qui s’ingénient à démontrer que la réalité ne peut être faite que de la répétition désolante du même.

Ce qu’il faut alors dire, c’est que la dépression relève bien de la psychanalyse. Mais peut-être pas au sens où il s’agirait d’une névrose, si du moins nous prenons ce terme dans le sens que lui donnait Freud. Elle constitue plutôt ce que Lacan, en 1938, a appelé la "grande névrose contemporaine". Névrose qui enferme le sujet, disait-il, dans l’impuissance et l’utopie. Il expliquait son développement, à l’époque, par un déclin de "l’imago" paternelle (de l’image inconsciente du père). Nous ne dirions sans doute plus cela exactement de cette façon aujourd’hui. L’essentiel demeure cependant. Le noyau pathogène, dans les cas de dépression, est le plus souvent constitué par une certaine carence du père, qui n’a pu remplir la double fonction qui est la sienne, celle qui consiste à se faire le support de l’interdit, mais aussi à donner un exemple transgressif.

Si une loi, en effet, vient limiter l’expression du désir sexuel, il est en même temps important qu’il y en ait au moins un qui paraisse pouvoir aller au-delà de la limite. Ça ne supprime pas la limite, mais ça représente en quelque sorte un franchissement autorisé de la limite. Le sujet dépressif n’a généralement pas pu trouver, pour former son désir, une contrainte à laquelle se heurter, et un exemple qui puisse l’encourager.

On notera, avant de conclure, que les questions que nous posons ici ne concernent pas ce que l’on appelle "mélancolie", et que l’on rattache généralement à la psychose. Il s’agit plutôt de concevoir une spécificité de la position dépressive dans les cas qu’on dit névrotiques. En le faisant nous nous donnons des éléments qui nous permettent de la comprendre un peu mieux. Nous nous donnons surtout les moyens de conduire des analyses avec les patients dépressifs, plutôt que de les abandonner à un traitement médicamenteux, que souvent, à juste raison, ils supportent assez mal, parce qu’ils y voient le risque que leur humeur dépende désormais de quelques molécules chimiques.