Y a-t-il du savoir dans le réel ?
18 juin 2013

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RICARD Hubert
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Mais Lacan pense évidemment aussi au « savoir en quoi consiste l’inconscient », savoir qui est propre au parlêtre. Comme il le dit dans la dernière leçon des Non-dupes errent, il ne s’est jamais attaché à autre chose qu’à ce savoir, qui est proprement le savoir « à qui nous avons affaire ». Dans RSI, en revenant sur cette seconde acception, il présente assez longuement ses éléments, articulant inconscient et symptôme qu’il situe par rapport à l’écriture du nœud.

On doit donc examiner la question posée dans ces deux perspectives, tout en essayant de suivre Lacan dans son analyse et ses délimitations.

Avant de commencer je rappellerai le rôle central du savoir chez Lacan, sans m’étendre sur le rejet du terme de connaissance, qui renvoie à la philosophie grecque de l’épistémè, où celle-ci est pensée comme effort pour inscrire une intelligibilité propre au monde, que le travail de la raison ne ferait que révéler, ni sur la possibilité, absurde aux yeux de Lacan, d’une « subversion du savoir ». Non seulement le savoir et sa forme élémentaire, l’articulation signifiante (« Si le savoir c’est foutu dans la connexion de deux signifiants et que ce n’est que ça… » (Non-dupe errent, leçon du 11 Juin) jouent un rôle fondamental dans sa théorisation, mais si le séminaire des Non-dupes errent évoque ce qui serait un savoir sans sujet, en sens inverse, il ne peut y avoir aucune détermination du sujet pour la psychanalyse sans une référence à cette espèce de savoir qu’est l’inconscient : pas de sujet – tel que l’entend Lacan – sans savoir.

Notons enfin que le Séminaire RSI (journée du 18 Février) reprendra avec beaucoup de force cette idée d’une liaison nécessaire entre savoir et signifiant et donnera ainsi le coup de grâce à l’hypothèse newtonienne d’un savoir divin dans la nature.

Le savoir dans le Réel des Physiciens

L’affirmation de la présence du savoir dans le Réel, au sens commun du terme, peut sembler triviale, si on invoque l’instinct animal, ou aussi bien l’inconscient freudien. On peut noter d’ailleurs au passage que le behaviorisme refuse de partir de cette donnée du savoir en en restant à la donnée physique strictement observable, ce qui le condamne à une recomposition artificielle du psychisme humain, élément par élément. Le seul savoir présent est manifestement alors… celui de l’expérimentateur.

Mais ne peut-on légitimement poser la question du savoir dans le Réel, de façon générale à propos de la nature en tant qu’objet de la physique ? Lacan nous assure : « Y en a selon toute apparence, sans quoi le réel ne marcherait pas ».

Reprenons quelques éléments du contexte de cet énoncé.

Je note d’abord chez Lacan un refus de la manière dont Heidegger comprend la nature dans le cadre de la pensée d’Aristote (Non-dupes errent, leçon du 23 Avril). Lacan fait allusion au texte « Die Phusis bei Aristoteles » (« Ce qu’est et comment se détermine la phusis », in Questions 2) où Heidegger entend laphusis dans une perspective ontologique, comme genre de l’ousia, de l’être, et « chemin de la phusis vers la phusis » (je cite la traduction Fédier : « être en chemin pour ce qui s’installe soi-même en direction de lui-même en tant que ce qui est à produire » Questions 2, p. 260 ) ; perspective ontologique par conséquent dont Lacan nous avait dit dans la leçon précédente qu’il vaut mieux l’abandonner d’autant plus que Heidegger dans les dernières lignes du texte identifie phusis et alètheia. Or quelle que soit l’importance de la référence de Lacan à Heidegger, philosophe de la vérité, il est certain que l’émergence de la logique chez Aristote, qui est au cœur du Séminaire, va dans un sens radicalement opposé. En outre, quand Lacan nous dit que le Réel marche selon le vœu du Maître, avec la référence au modèle du tekhnikos, de l’artisan, il va à l’encontre de Heidegger qui, dans son texte, subordonne la tekhnè à la phusis. L’émergence de l’épistèmè, de la science grecque, est bien liée aurecouvrement du modèle ontologique de la phusis, (même si dans la métaphysique d’Aristote le cosmos relève proprement de la phusis et non de latekhnè.)

Seulement Aristote, avec son modèle de l’artisan manifeste la limite de l’épistèmè grecque, pour laquelle la question « y a t-il du savoir dans le Réel ?» reçoit une réponse qui se situe à l’intérieur du domaine du sens. Le savoir de l’artisan (cf aussi RSI leçon du 18 Février) est à la fois cause efficiente (il produit l’objet), formelle et finale (lui donne ses caractéristiques qu’il a pensées préalablement et qui orientent son activité dès le premier temps). Et une conception théologique du monde et de la réalité, comme l’avait illustrée le démiurge platonicien, peut à partir de là s’installer dans la pensée chrétienne, sous la forme d’un ordre conçu et voulu par Dieu (cf RSI 18 Février « … quand ce n’est pas le nous, eh bien !, c’est la toute puissance et la sagesse de Dieu ! »). Nous sommes en tout cas dans le « sensu », dans un savoir circonscrit par la sphère du sens, un savoir porté par le sens.

J’ajouterai que la logique de cette position, notamment de la philosophie qui accompagne l’épistémè grecque, me paraît s’inscrire dans le cadre de ce que Lacan appelle connaissance, où savoir et vérité restent mêlés, de sorte que malgré le rôle essentiel de l’activité de l’esprit, le savoir reste une révélation des structures préalablement posées de la réalité, où le sujet (le nous) et le monde (le kosmos) entretiennent une sorte de relation spéculaire, où les représentations et les idées de la connaissance peuvent apparaître comme des images de la réalité.

La question de Lacan implique au contraire le savoir de la science moderne et exclut le savoir de l’artisan. La science émerge « le jour où du Réel on a réussi à en arracher un brin ». Les constructions proposées par la science rompent avec le cadre symbolique du possible (cf Galilée : les légers tombent, Newton : les planètes savent où aller, la référence à la vitesse de la lumière chez Einstein a quelque chose d’un fiat lux…)

Evoquons brièvement Newton tel que le présente Blanché (La méthode expérimentale et la philosophie de la Physique, p. 88-89), je ne retiens que les deux premiers points de son analyse.

Tout d’abord selon Newton, l’attraction n’est pas une propriété essentielle de la matière. Si la force d’inertie d’une masse peut être assimilée à des propriétés telles que l’étendue et le mouvement, de sorte qu’on puisse la dire inhérente à la matière, résidant en elle, il n’en est pas de même, reconnaît Newton de la force gravifique : elle relève d’une certitude simplement expérimentale ; et qu’elle ne soit pas intelligible, montre qu’elle relève de la volonté arbitraire de Dieu, qui est sous-jacente à l’ordre du monde.

Mais la référence corrélative à l’action à distance pose encore plus de problèmes. Je cite RSI (leçon du 18 Février) où Lacan explicite la pensée de Newton :

« Comment chacune des masses saurait-elle à quelle distance elle est de toutes les autres ?». D’un côté l’expérience nous révèle indiscutablement que cette action est réelle et indubitable. De l’autre (cf la Lettre à Bentley du 25 février 1692) Newton admet que l’action à distance à travers le vide est absurde, et qu’il doit y avoir un agent qui la cause, comme il le précise, d’ordre matériel (il pense sans doute selon Blanché à sa tentative d’une théorie de l’éther) ou immatériel – et revoilà le Dieu omniscient et tout-puissant. Cette hypothèse, qui sera retenue par les disciples immédiats de Newton, aboutit à une action continue et même créatrice de Dieu dans le passage de la masse du repos au mouvement. Et on peut évoquer aussi chez Newton le Dieu éternel, infini tout puissant et omniscient qui, par exemple, a mis les étoiles fixes, autres soleils, « à une distance suffisante les unes des autres de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité ».Scholie général » De la 3ème partie des Principia).

Un tel « savoir dans le Réel » émerge manifestement des difficultés mêmes de l’articulation théorique et vient occuper leur place.

Toutefois si ce thème peut intéresser Lacan dans sa confrontation avec le savoir inconscient, il ne peut s’insérer dans sa propre conception de l’objet de la science. La science, assure-t-il, s’institue bien d’un Réel : plus précisément, là où l’épistémologie courante parle de réalité matérielle se livrant dans les sense data ou la perception commune, et dont les lois scientifiques exprimeraient les propriétés, Lacan nous dit – je cite L’objet de la psychanalyse (leçon du 8 décembre) : « Je parle de l’objet de la science, autrement dit un trou… seul le trou peut passer… pour la fonction de la cause matérielle. » Ainsi la théorie pythagoricienne des entiers bute sur ce qui lui manque, le nombre qui mesure la diagonale du carré. C’est le trou qui en quelque sorte suscite le savoir, la construction théorique jamais achevée qui s’efforce de le cerner, et ce aussi bien dans le registre mathématique que dans le registre physique, même s’il s’agit manifestement de « Réels » d’espèce différente, et même s’il n’y a pas à se référer à l’objet a dans le cas de l’articulation théorique du discours scientifique. Pour masquer ce trou, en tout cas, on comprend que religion et métaphysique s’en donnent à cœur joie avec la pensée ordonnatrice et les suppositions qu’elles ordonnent à l’être, mais en ce sens le savoir dans le réel apparaît bien comme une projection imaginaire.

Considérons par exemple une position contemporaine, celle de Bernard d’Espagnat, relativement à la question de l’intelligibilité du Réel (cf « Physique contemporaine et intelligibilité du monde », intervention aux journées de la Fondation Laurent-Vibert, avril 2004). Celui-ci remarque que les concepts de la science n’ont pas à se mouler sur ceux de la perception ou de la raison commune sans parler de ceux de la philosophie régnante : ce qui fait difficulté pour celles-ci ne peut être opposé à l’articulation théorique des concepts scientifiques. Il donne ainsi l’exemple de la probabilité appréciable de trouver au même endroit l’électron et le proton de l’atome d’hydrogène fondamental. Ou que le choc de deux protons dans une chambre à bulles ait pour effet la création d’autres particules, sans que la masse des protons soit affectée, cette création s’effectuant seulement à partir de leur énergie. Il y aurait là « une transformation d'une propriété d'objets en objets. » « Cela, ajoute-t-il, c'est quelque chose qui dépasse tout à fait nos concepts familiers. » Tout ceci enlève sa portée au thème du savoir dans le Réel, puisque cette reconnaissance du caractère tout relatif de ces concepts, ce refus du « réalisme naïf » des concepts « philosophiques », dissolvent la difficulté, et rendent inutile la projection métaphysique ou religieuse d’un être omniscient. Ceci ne me paraît pas du tout incompatible avec la position de Lacan.

Néanmoins D’Espagnat n’écarte pas l’idée d’une « supposition du Réel ». Devant le caractère limité et changeant des modèles qui sont censés décrire les structures de la réalité, il s’écrie : « mais alors, ce qui existe, l’être c’est quoi ? ». On peut penser ce qu’on veut de ce cri du cœur, mais ce qui le fonde ne me paraît pas sans intérêt. Je le cite (presque) in extenso : « …nos règles scientifiques de prédiction d’observations marchent fantastiquement bien. Je ne peux me convaincre que c’est là un miracle. Je pense donc qu’il y a une cause générale. Autrement dit, un Réel qui, suprêmement, “est” ».

Que « nos règles scientifiques de prédiction d’observations marchent fantastiquement bien », c’est précisément ce que dit Lacan sous une autre forme « y en a du savoir dans le Réel selon toute apparence sans quoi le Réel ne marcherait pas. » Lacan reprend sa phrase avec plus de prudence dans la leçon du 21 Mai des Non-dupes errent : « … il y a du savoir dans le Réel qui fonctionne sans que nous puissions savoir comment l’articulation se fait dans ce que nous sommes habitués à voir se réaliser. ». De fait les écritures de la science ont bien réussi à accrocher le réel et à le maîtriser, puisque les expérimentations sont reproductibles. Mais Lacan évoque ensuite la question de la « pensée ordonnatrice », et de la « supposition d’être » opérée par la religion et la métaphysique, et il assure un peu plus loin qu’il en a articulé « l’impasse ». Le séminaire RSI mettra un point final à la formulation de cette impasse dans sa journée du 18 février en parlant de la « vieille histoire du savoir dans le Réel », du « savoir immanent au Réel qu’il n’y a aucune façon de résoudre sinon à déjà l’y mettre sous la forme du nous, sous la forme de quelque chose que le Réel saurait ce qu’il a à faire ». On retombe ainsi dans la théologie : « …et quand ce n’est pas le Nous, eh bien ! c’est la toute-puissance et la sagesse de Dieu ! »

Or, dans cette impasse, on peut dire au contraire que D’Espagnat s’enfonce. Laissons l’expression « cause générale » – on se demande bien de quel mode de causalité il peut s’agir (Hume nous a appris à ne pas extrapoler le schéma causal hors des limites du monde) ; et le « suprêmement » présente une connotation théologique qui ne paraît pas s’imposer. Mais il parle aussi d’un Réel qui « n’est pas atomisable par la pensée et n’est, apparemment, même pas conceptualisable. » On n’est donc pas si loin de Lacan, et on peut à ce propos poser la question de ce que serait une influence diffuse et non aperçue des thèmes de Lacan sur la pensée contemporaine (je pense au spéculaire de Rorty), et ce malgré le rejet violent ou l’ignorance affichée.

Toutefois, après avoir reconnu ce point, D’Espagnat n’échappe pas à la projection théologique quand il parle du « caractère à la fois unitaire et transcendant de ce “Réel ultime” ». La référence à Plotin ne doit pas nous tromper : transcendant sans doute, mais unitaire. Si l’Un de Plotin n’est déterminable que négativement – nous retrouvons la théologie négative – et si l’émanation ne l’affecte pas en lui-même, il est aussi le Bien et il est le facteur de l’unité du cosmos à travers l’action de l’Intelligence et de l’Âme, les deux autres hypostases qui dépendent de lui. Un caché, mais qui ne peut se manifester que comme Un englobant. Nous sommes dans la 4ème hypothèse duParménide, en-deçà de la première hypothèse qui retient davantage Lacan parce que la transcendance de l’Un y est plus radicale. La question du Réel se pose donc chez Lacan tout autrement.

Le rôle que joue l’écriture dans l’articulation de Lacan permet, me semble-t-il de résorber cet espace du « commentaire » philosophique très « traditionnel » que propose Bernard d’Espagnat. Je me contente de quelques remarques.

Sans doute n’y a-t-il pas de métalangage, mais l’écriture en est une sorte d’analogon. Elle permet une certaine distance avec la structure, en en cernant le réel puisqu’il n’y a de question logique, nous dit Lacan, qu’à partir de l’écrit. Mais loin d’être un dédoublement imaginaire – celui qui distingue le métalangage du langage-objet –, le dépôt que constitue la lettre, (c’est sensible à propos du savoir inconscient), doit être situé du côté du Réel. L’articulation littérale ne relève pas d’une articulation conceptuelle significative comme on le lit dans beaucoup de textes épistémologiques contemporains. La conception de Lacan écarte notamment une interprétation formaliste de type hilbertien, où le sens serait purement syntaxique, mais dès lors en rupture avec la réalité. Je cite la journée du 9 avril des Non-dupes errent : « ce qui est là sensible c’est que ce n’est pas de l’abstraction, c’est dur comme fer ». Il faut admettre une sorte d’entité de l’écrit.

Mais rien ne servirait de retomber dans l’ornière de la réalité empirique et dessense data pour assurer le réalisme scientifique, ni du côté de l’ontologie, qu’il s’agisse de l’être heideggérien ou du concept d’être de la métaphysique contemporaine qu’évoque Bernard d’Espagnat. Ce qui assure cette entité de la lettre, c’est sa relation au Réel : « Si cette dimension du savoir touche au bord du Réel, c’est à saisir, à jouer avec ce que j’appellerai les fronces, les bords du Réel, c’est pour autant que je fais foi à ceci, que seule l’écriture supporte comme telle ce Réel ; que je peux dire quelque chose qui soit orienté, simplement. » (Non-dupes errent, journée du 21 mai) Ce qui rend compte de la possibilité d’une logique de la structure, et du lieu privilégié que constitue l’écriture pour l’invention du savoir

Ainsi l’écriture présentifie le Réel dans l’événement contingent de l’émergence du discours scientifique, mais le « vidage » de sens qu’elle implique rend inappropriée l’exigence de sens qui rejaillit dans le thème de l’ordonnateur ultime. Le Réel comme impossible n’implique aucun possible préalable, aucun cadre symbolique préexistant, et c’est précisément ce que continuera de réclamer l’épistémologue théologien.

Reste la référence au nœud borroméen, qui est au cœur de ce Séminaire et dont j’ai dit plus haut qu’il ne me semble pas approprié à rendre compte de la relation au Réel dans le savoir scientifique, puisque le nœud figure l’articulation propre au sujet, que le discours de la science tente de forclore. Sujet de la science qui est aussi celui de la psychanalyse, sujet dont la relation au savoir met au premier plan l’inconscient conçu comme savoir et non le sujet de la connaissance que suppose la métaphysique.

LE SAVOIR INCONSCIENT ET LE SYMPTÔME

Il y a donc lieu de passer au second sens de l’expression « savoir dans le réel » en tant que Lacan la rapporte au savoir inconscient.

On peut d’abord évoquer une interprétation triviale De l’expression « dans le Réel »« c’est un savoir à qui nous avons affaire, et c’est en ce sens qu’on peut le dire dans le Réel. » Sans doute la rencontre du savoir inconscient dans la réalité de la cure ne va pas forcément de soi aux yeux de ceux qui « contestent » la psychanalyse, sans même vouloir examiner les données de l’expérience analytique et le savoir théorique qu’appelle sa mise en place. Mais plus intéressante est la question de la valeur de réel de ce savoir.

Les premières leçons du Séminaire Les Non-dupes errent énoncent le savoir inconscient plutôt comme « réel » que comme « dans le Réel ». Le savoir inconscient est réel en tant qu’il n’a pas de sujet qui le sache, ou du moins dont le sujet soit à venir. Le S2 n’a rien à faire avec le dire vrai, en tant que il échappe à l’être parlant. L’Acte psychanalytique (17 janvier, p. 94) précisait déjà que « le signifiant présent dans l’inconscient, et susceptible de retour, est précisément refoulé en ceci qu’il n’implique point de sujet, qu’il n’est plus ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, qui est ceci qui s’articule à un autre signifiant sans pour autant représenter ce sujet. » Et Lacan ajoutait : « il n’y a pas d’autre définition possible de ce qu’il en est vraiment de l’inconscient ». On voit bien ainsi que le S2 peut être dit dépôt ou sédiment, et comment la production du S1 par l’analyste, tel que Lacan nous l’écrit dans le mathème du discours de l’analyste, peut avoir pour effet d’assurer à son propos la représentation du sujet. Et qu’il soit éventuellement littéral, bien que Lacan le distingue évidemment des écritures de la science ou de sa propre recherche théorique, nous place devant la difficulté que je viens d’évoquer : bord Du Réel ou proprement réel ?

Un petit préalable concernant le nœud borroméen, puisque Lacan nous assure qu’il tente de supporter le savoir inconscient de l’écriture du nœud (Non-dupes errent, 11 juin). Si on pose que dans son interprétation cosmologique, l’expression « savoir dans le réel » présuppose une dichotomie irréductible entre Symbolique et Réel, que menace les facilités de l’interprétation théologique, il est intéressant de voir en quoi le nœud borroméen résout l’aporie d’un Réel à la fois hors sens et indéterminable, mais devant néanmoins figurer dans l’articulation de Lacan, au moins sous la forme d’une écriture : «…Le nœud borroméen est ici justifié de matérialiser, de présenter cette référence à l’écriture… Il se trouve en somme présentifier le registre du Réel. » (ibid., 21 Mai).

Si on considère le nœud à trois, on voit que c’est en tant qu’elle est le trois comme nœud, que « ma chère structure, ma structure à la noix, …s’avère nœud borroméen » (ibid., 19 Février) ; plus précisément « c’est du trois que s’y introduit le réel.» (ibid., 19 Mars). On serait donc dans la situation d’une écriture du Réel comme tel. Ce qui soulèverait d’ailleurs une question plus radicale que celle de la supposition d’un savoir dans le Réel, celle de la supposition du Réel lui-même.

Restons en pourtant à la question du savoir dans le Réel dont la leçon du 18 Février du Séminaire RSI fournit désormais une mise en place plus précise dans le cadre d’une référence au Symbolique, à la situation du symptôme et à l’expression de consistance du Symbolique. Pour autant qu’on puisse suivre un peu à la trace le texte de Lacan, on doit noter que ce qui introduit une différence radicale entre les deux acceptions du savoir dans le Réel, c’est la référence à l’articulation symbolique : « Mais toute la question du savoir est à reprendre seulement à partir de ceci, qu’un savoir n’est supposé que d’une relation au Symbolique, c’est-à-dire à ce quelque chose qui s’incarne d’un matériel comme signifiant… ». La « supposition de toujours », celle d’un savoir « immanent », supposition censée résoudre les apories de la théorie physique, est ainsi définitivement écartée : elle relève du nous et non de la matérialité du signifiant. Dans la conception aristotélicienne de la connaissance, il y a pensée pure en tant que l’âme humaine pense les formes comme immatérielles, l’intellect les séparant de leur matière ; en outre le monde est guidé par le nous divin, pure pensée sans matière et même sans autre contenu qu’elle-même, absolument première et indépendante. Or le « matérialisme » de Lacan ne tient pas à l’hypostase d’une matière qui ferait double emploi avec ce qu’il entend par Réel, mais à la volonté d’écarter tout dualisme et tout spiritualisme qui poserait la pensée comme un principe autonome et indépendant : il y a en ce sens matérialité du signifiant qui ne se constitue que d’un certain type de structuration d’éléments matériels, et si donc pensée il y a, elle n’est que l’effet du signifiant, tandis qu’a contrario « l’idée même de matière n’est strictement pensable qu’issue du matériel signifiant où elle trouve ses premiers exemples » (RSI, 18 Février).

Quel statut donner dès lors au seul savoir dans le réel qui intéresse Lacan, le savoir inconscient? Si tout savoir n’est supposé que d’une relation au Symbolique tel que l’entend Lacan, on doit opposer le nous divin, que sa nature spéculaire apparente à la sphère, à la faille de l’Autre, lieu troué de la vérité, pour reprendre les expressions de la première leçon de D’un Autre à l’autre. Et une des grandes innovations du Séminaire RSI est bien sûr la nomination du Symbolique comme trou : « … la seule chose qui fasse trou, qui du trou nous assure, c’est ce que j’appelle le Symbolique, en l’incarnant dans le signifiant… » (RSI, 15 Avril). Mais qu’est-ce qu’un trou si rien ne le cerne, autrement dit si un savoir qui se construit autour de lui ne lui donne pas une consistance, un savoir s’incarnant dans le matériel signifiant. Lorsque Lacan assigne un support au savoir, il écarte la simple référence au trou : « Si nous tenons à ce qu’un savoir, ça ait pour support (non pas, je ne dis pas, le trou,) la consistance du Symbolique, ce qui apparaît dans le réel… » (ibid., 18 février ; cf aussi ibid., 15 mars, où le Symbolique est dit « fait d’une consistance exigible pour le trou, et l’imposant de ce fait »).

Ce qui apparaît dans le Réel ? Il ne s’agit manifestement pas de la pure transcendance du Réel qui par définition ne saurait recéler quoi que ce soit, sauf la projection imaginaire d’un Savoir divin qui se sait lui-même, mais d’un Réel noué et nouant, et même figuré comme un des trois ronds comme le dit Lacan dans un énoncé malheureusement inachevé (ibid. 18 Février) : « Ce qui apparaît dans le Réel, c’est le quelque chose, qui, mis à plat (parce que nous pensons), qui, mis à plat, apparaît dans le réel, à savoir à l’intérieur du domaine que la consistance du rond de ficelle permet seule de définir… ». Dans ce rond du Réel, « pas dans le Réel bien sûr, dans le champ du Réel » (ibid.) prend place le symptôme, « effet du Symbolique en tant qu’il apparaît dans le Réel » (RSI, 11 mars). Il réalise au mieux ce qu’assurait le Séminaire des Non-dupes errent(journée du 21 Mai), que le savoir inconscient freudien est non pas harmonique mais dramatique, qu’il est « fait de quelque chose qui part d’un défaut dans l’être, d’une dysharmonie entre la pensée et le monde, et que ce savoir est au cœur de ce quelque chose que nous nommons ex-sistence, parce qu’elle insiste du dehors et qu’elle est dérangeante. »

Le symptôme fournit donc l’exemple le plus déterminé de savoir dans le Réel. L’énoncé de RSI (18 février, p. 98), là où Lacan reprend la mise à plat du nœud des leçons du 10 décembre (p. 25) et du 21 Janvier (p.56), évoque « une expérience de la figuration du symptôme comme reflétant dans le Réel quelque chose qui ne marche pas, et où, pas dans le Réel bien sûr, mais dans le champ du Réel, ce quelque chose qui ne marche pas tient… ». D’un côté le rond du Symbolique empiète sur celui du Réel pour la figuration du symptôme, « dans le champ du Réel » ; de l’autre, il y a le champ connexe au trou, qui figure l’Inconscient, et qui peut résulter de l’ouverture possible de la consistance du rond du Symbolique en une droite infinie. La conférence La Troisième, un peu antérieure à RSI, qui présentait déjà la même figure du nœud borroméen avec les noms qui l’accompagnent, parlait de l’Inconscient ainsi repéré dans la mise à plat comme du « savoir inscrit de lalangue ». On peut comprendre qu’est manifestée par là l’ex-sistence du Symbolique. La journée du 11 mars déclare ainsi à propos des femmes qu’ « elles ne consistent qu’en ce que le Symbolique ex-siste, c’est-à-dire l’Inconscient » et cette ex-sistence de l’inconscient est explicitée un peu plus haut dans la même leçon, en référence me semble-t-il à lalangue : « l’inconscient ex-siste, c’est à dire qu’il conditionne le Réel du parlêtre. Il nomme les choses pour ce parlêtre. »

La difficulté tient à ce que l’ex-sistence semble dans une première approche concerner globalement le symptôme. On le voit dans le texte des Non-dupes errent que j’ai cité plus haut (journée du 21 mai) « ce savoir est au cœur de ce quelque chose que nous nommons ex-sistence, parce qu’elle insiste du dehors et qu’elle est dérangeante ». Le texte de RSI (21 Janvier) lie bien ex-sistence de l’inconscient et symptôme, mais par l’intermédiaire du terme support, tout en se référant à la figuration du nœud complet de le page 56, où, dans la mise à plat, le symptôme apparaît dans le rond du Réel, tout à fait distinct de l’Inconscient, figuré par le champ connexe au trou, et relevant donc du Symbolique. Mais si on n’en reste pas à la mise à plat, et qu’on se représente que « ce qui fait tenue » dans l’inconscient passe derrière (ou aussi bien devant) le trou du Réel pour apparaître dans le Réel comme symptôme, alors « il y a cohérence, consistance entre le symptôme et l’inconscient ».

La caractérisation de l’inconscient comme champ connexe au trou, s’accompagne d’une étrange accumulation de termes : « C’est dans la mesure où il y a (je corrige le texte fautif, le ‘n’ ne s’entend absolument pas) ouverture possible, rupture, consistance issue de ce trou, lieu d’ex-sistence, Réel, que l’inconscient est là… ». Si on n’en reste pas à l’usage général de ces termes pour le nœud pris dans son ensemble, et si on tente de les appliquer à l’Inconscient, comme ex-sistence du Symbolique, qui figure dans le nœud borroméen, les deux premiers termes pourraient renvoyer à l’ouverture du rond en droite infinie, impliquant rupture et passage à la corde de la consistance, isolée des autres dimensions (cf le schéma de la page 93,Leçon du 18 Février). Mais Lacan répugne manifestement à donner beaucoup de sens à cette isolation de la corde. Sans doute l’ouverture d’un rond en droite infinie n’empêche pas qu’il y ait nœud : « Si la droite est une droite infinie, et comment ne pas s’y référer comme à la ficelle en elle-même, la ficelle en ce qu’elle a de dernier, eh ben, ça fait un nœud ! » (ibid. 8 Avril). Mais il ajoute : « Naturellement, il nous est beaucoup plus commode, ce nœud de le fermer. » Dans la figure de la droite infinie, la corde tend à se réduire à la ligne sans consistance, comme on le voit dans le commentaire du schéma ternaire de la page 93 où Lacan isole chacune des notions de consistance, trou et ex-sistence : il y déclare que « la consistance est bien de l’ordre de l’Imaginaire, puisqu’aussi bien c’est vers ce point de fuite de la ligne mathématique que la corde s’en va. ». Seule la corde rend possible le nœud : « … la notion de consistance, plus nodale, si je puis dire, que celle de ligne, puisque le nœud y est sous-jacent. Il n’y a pas de consistance qui ne se supporte du nœud… » (journée du 15 Avril)

La troisième expression, « consistance issue de ce trou » me paraît renvoyer plutôt à la consistance exigible pour le trou (ibid), ou même au nœud lui-même, que seule la référence au trou rend possible qu’à la pure consistance de la corde.

Restent les termes lieu d’ex-sistence et Réel, sur lesquels je vais terminer mon propos. Je rappelle au passage que Lacan avait introduit déjà le terme ex-sistence dans les séminaires immédiatement antérieurs, et particulièrement dans …ou pire (Leçon du 5 Mars) : « l’existence déjà, dès sa première émergence, s’amorce tout de suite, s’énonce de son inexistence corrélative. » et il se réfère au tiret séparateur « Ex-sistere, ne tenir son soutien que d’un dehors qui n’est pas ». A l’être plein ou à l’existence comme actualité ou comme fait d’être, il y a à substituer l’être hors de soi de l’extase, une émergence sans assise d’être qui ne consiste que dans l’écart qui la constitue… On voit bien ce que la référence au nœud , qui ne suppose aucun être ni aucune substance, doit pouvoir apporter de détermination et de clarification à ces formules.

Pour revenir au nœud, on doit d’abord noter que rien n’interdit bien sûr de référer l’ex-sistence à l’inconscient comme « lieu d’ex-sistence ». Il est indispensable ici, comme le fait la mise en place complète du nœud à 3, de tracer la droite infinie pour délimiter le champ connexe au trou où peut avoir lieu le jeu de l’ex-sistence. On peut se référer au texte de la journée du 8 Avril de RSI, de portée générale, qui explicite avec précision la différence entre la droite et le cycle : « entre les deux il y a un jeu (qui) n’aboutit qu’à leur équivalence » (puisque le nœud se maintient dans le cas de la droite). Ce jeu dénote « une différence d’ex-sistence ». D’un côté le cycle, « centré sur le trou », qui « boucle un trou », fournissant au trou sa consistance, tandis que d’un autre côté, en s’ouvrant, la corde manifeste un écart, elle « ex-siste, s’en va dans l’erre, jusqu’à ne rencontrer que la simple consistance », celle de la « ficelle en elle-même, la ficelle en ce qu’elle a de dernier ». L’erre dénote ici ce que rend possible le « lieu d’ex-sistence », soit le « fait qu’il y a un jeu, enfin ! que ça se promène, que ça s’ouvre comme on dit, que la différence consiste, une différence d’ex-sistence. »

Il va de soi que le terme ex-sistence s’applique à chacune des « consistances » (cf Journée du 15 avril : « …ex-sistence qui, pour moi, dans mon vocabulaire, dans ma nomination à moi, veut dire le jeu, le jeu permis à l’un des cycles, à l’une des consistances. »), mais elle garde « son poids de Réel » (18 mars), Réel qui constitue le dernier terme de l’énumération. C’est ce caractère réel qui accomplit en quelque sorte l’usage du terme ex-sistence.

Ce qui semble prévaloir dans un premier temps (18 Février) c’est la référence à la rupture, second des termes de l’énumération que je citais plus haut, ce qui privilégie la droite infinie : « la droite dite infinie… s’oppose, du fait de sa rupture, (et cette rupture est affine à quelque chose qui est bien l’essentiel du nœud), elle s’oppose à ce qui fait rond comme ce que j’ai appelé la consistance, et d’autre part à ce qui fait l’essentiel de ce que nous appelons un rond de ficelle, c’est à dire le trou qu’il y a au milieu. » Mais il ne s’agit pas seulement de l’ouverture du rond, de la possibilité de l’écart et du début de l’erre. Ce qui est en jeu, c’est la consistance même du noeud : « l’ex-sistence appartient à ce champ qui est, si je puis dire, supposé par la rupture elle même, et que c’est par là, dans l’a, que se joue, si l’on peut dire, le sort du nœud ». Il y a à la fois la possibilité du jeu, ex-sistence de chaque rond par rapport aux autres, mais aussi le « jeu permis » (15 avril) ; autrement dit l’ex-sistence tel que l’entend Lacan ne se réduit pas à l’«ex» du préfixe, à l’idée d’extériorité ou de sortie de soi-même. Le « poids de réel » s’entend aussi bien de ce qui donne sa limite au jeu, voire la suppression de la possibilité d’ex-sistence : « De ce qu’il y ait nœud effectif, c’est-à-dire que les cordes se coincent, qu’il y ait des cas où l’ex-sistence, le tourne-autour, ne se fait plus à cause des points triples dont se supprime l’ex-sistence. »

C’est donc le nœud effectif et la philia qu’il implique qui donnent sa configuration ultime, on pourrait dire sa consistance, à l’ex-sistence…

Post scriptum : La graphie ek-sistence ne s'imposait pas à mon sens pour le texte de Lacan, même si Lacan met parfois en valeur le son « k ». En fait le préfixe ‘ek’ ne se trouve à ma connaissance qu'en grec, où le kappa ne se transforme en ksi que devant une voyelle. Le terme existence, lui, est d’origine latine et le latin ne connaît que le préfixe « ex » En allemand l’écriture normale est Existenz. Et dans …ou pire quand il introduit le terme, Lacan fait entendreex-sistence.

Pourquoi donc Heidegger utilise-t-il la graphie Ek-sistenz dans la Lettre sur l'Humanisme, alors que l'allemand écrit normalement Existenz? Sans doute pour évoquer le terme allemand (qui vient du grec) Ek-stase, qui renvoie au même radical, et qu'il rapproche pour le sens d’Existenz, qu'il écrit alors Ek-sistenz.

Lacan connaissait certainement ce texte, qui dans sa première version avait été adressé à Beaufret. Mais il suffit de se reporter à la fin de la journée du 5 mars de …ou pire pour noter une référence dans la Physique d’Aristote au participe aoriste second substantivé to ekstan, forme de existèmi, qui montre qu’il n’ignorait pas cette référence grecque. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser un peu plus haut dans le texte ex-sistence, tenant compte de l’origine latine du terme.