Ces enfants turbulents, nommés « T.D.A.H. »
17 juin 2014

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Marika BERGÈS BOUNES
Controverses


« Nous avions autrefois un mot pour désigner ceux qui souffrent de « troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité », nous les appelions des garçons ». Christopher Lane.

Les demandes actuelles de la Haute Autorité de Santé pour recueillir des avis de « bonne pratique » dans le diagnostic et la prise en charge d’enfants et d’adolescents étiquetés T.D.A.H. (« trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité ») dans le DSM IV puis le DSM V, nous amènent à reprendre l’historique de cette manifestation si courante dans les consultations de psychiatrie infantile. Aux U.S.A., depuis les années 1950, la prise en compte de ce tableau clinique a provoqué une croissance massive des prescriptions de psychostimulants (12% des enfants américains en 2011), car les médecins généralistes y sont autorisés à les prescrire. Jusqu’alors, la situation est très différente en France, puisque le méthylphénidate (la Ritaline), n’est autorisé que dans des centres hospitaliers spécialisés avec bilans et consultations en équipe préalables ; (le pourcentage d’enfants traités par Ritaline en France était inférieur à 1% en 2011, mais semble en nette augmentation actuellement).

La France et la « vieille Europe » préfèrent prendre appui sur la psychopathologie pour aborder le comportement des enfants agités et le discours de leurs parents. Mais cette appellation T.D.A.H. glissant peu à peu vers des troubles et pathologies divers – notamment les difficultés d’apprentissage -, élargissant ainsi le tableau initial, mobilise grandement les autorités sanitaires et gouvernementales en ce moment dans le sens d’un contrôle accru et d’une médication automatisée.

L’ouvrage regroupant les travaux de psychanalystes d’enfants de l’Ecole de Psychanalyse de l’enfant de Paris de l’A.L.I. [1] paru chez Erès en 2010 développe largement la question de l’enfant agité.

La terminologie de « l’enfant instable » est prise dans la même dérive sémantique et la même donne politico – sociale que l’enfant présentant des difficultés scolaires. Cette évolution brouille les rapports entre le normal et le pathologique : l’enfant « turbulent » de Wallon, proche de la « normalité » est devenu « instable », puis « hyperkinétique » puis THADA : (« Trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention »), maintenant TDAH (« trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité »), c’est-à-dire malade, médicamenté, soigné par Ritaline ; il est donc porteur de « troubles du comportement » qui, s’ils ne sont pas « corrigés », « redressés » précocement, aboutiront à l’adolescence, ou même avant, à de la délinquance : le glissement est insensible, pernicieux, mais efficace, la valse des signifiants en témoigne. Comment les analystes peuvent-ils continuer à garder leur vigilance théorique et clinique dans un cadre nosologique qui change sans cesse et dans un contexte social qui leur demande d’éradiquer le « trouble » de toute urgence au lieu de veiller à discerner ce qui fait le « symptôme », terme de plus en plus décrié et « passé à la trappe » ?

La définition de l’instabilité s’est donc modifiée au cours du temps et suscite des débats et des recherches toujours passionnés, c’est une des questions les plus brûlantes de ces trente dernières années : outre la terminologie changeante, les controverses sont apparues sur le statut de l’instabilité : symptôme ou syndrome ? Origine organique ou psychoaffective ? Symptôme ou « trouble » du comportement ? Les propositions thérapeutiques sont évidemment liées à l’hypothèse théorique en vigueur.

A – Historique

La première définition est celle de Bourneville (1897), qui fait de l’instabilité le symptôme princeps de certaines arriérations légères. Il y voit la marque d’un dérèglement du couple inhibition – impulsion, ordinairement harmonieux. Il la décrit comme une « mobilité intellectuelle et physique extrême » : « susceptibilité, irritabilité, penchant à la destructivité, besoin d’une surveillance continuelle, insouciance, négligence, suggestibilité et soumission aux personnes aimées ».

L’encéphalite de Von Economo, en 1923 aux Etats-Unis, est la seconde occurrence où il est question d’instabilité : cette affection – qui a été très meurtrière – a pour séquelles des mouvements incessants, une incapacité à se concentrer, des troubles de la mémoire, des troubles de l’adaptation sociale. Les enfants qui en ont réchappé étaient si agités que tout apprentissage scolaire et toute vie en groupe leur étaient impossibles. Ici, évidemment, l’étiologie était organique.

En 1925, Wallon, avec la publication de L’enfant turbulent travaille sur le développement psychomoteur de l’enfant et les données de la neurophysiologie. En comparant des enfants normaux et des enfants pathologiques, il décrit les comportements moteurs et psychoaffectifs de l’enfant en tenant compte du substratum organique : sa visée est la mise en place d’une neuropsychiatrie infantile différente de la psychiatrie générale.

Il avait noté qu’habituellement la turbulence de l’enfant cessait vers 11-12 ans, preuve qu’elle n’était pas neurologique et il écrira plus tard : « Qui suis-je et qui ai-je été pour me permettre de juger de l’excès vital d’un enfant ? Quels comptes dois-je encore à une sagesse coupable qui m’a fait devenir adulte ? On a fait crédit à l’enfant pour qu’il use de sa vitalité et il en abuse : qui sommes-nous pour normer ainsi nos nostalgies infantiles ? ».

J. de Ajuriaguerra, dans les années 1960, décrit l’instabilité (le terme a déjà changé !) en usant du concept de double polarité : l’enfant instable se situerait sur un continuum entre deux pôles, l’un endogène (instabilité subchoréique) ; l’autre, purement affectif, se produirait en réaction à des désordres émotionnels précoces du développement de l’enfant. Le premier serait « un mode d’être au monde consécutif à une incapacité de frein de mouvements et s’exprimerait partout ; le second serait réactionnel, fortement dépendant de la situation environnementale ».

Reprenant les travaux de Wallon, il évoque le « dialogue tonique » mère – enfant dont le corps est le champ de manœuvre.

Si, en France, l’instabilité à été considérée comme ayant une origine psychoaffective, il n’en est pas de même dans beaucoup de travaux anglo-saxonsqui ont toujours recherché une étiologie organique. Déjà, en 1947, Strauss et Lehtinen, ne pouvant mettre en évidence une lésion cérébrale, l’ont supposée : une lésion minime serait passée inaperçue mais elle existait : M.B.D. : Minimal Brain Damage ou Minimal Brain Dysfunction. Des facteurs organiques, mais non démontrables dans l‘état actuel de la science, expliquaient donc l’hyperactivité.

C’est dans cette même perspective qu’à été décrit, aux Etats-Unis et intégré dans le DSM II en 1968, l’A.D.H.D. : Attentional Deficit and Hyperactivity Disorder devenu en France le THADA : « Trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention », non plus symptôme mais syndrome altérant le fonctionnement social, scolaire et familial – syndrome composé de trois critères principaux : agitation motrice, impulsivité, inattention.

L’adjonction de facteurs de comorbidité à ce « syndrome THADA » (troubles des apprentissages, dyslexie, troubles du langage, trouble oppositionnel, anxiété, tics, syndrome de Gilles de la Tourette, dépression, épilepsie, etc…), a considérablement étendu sa définition et fait rentrer dans cette catégorie la grande majorité des enfants qui consultent, même si le critère agitation motrice n’existe pas ; il est maintenant devenu dans le DSM V le TDAH : « trouble du déficit et de l’attention avec ou sans hyperactivité ». Cet élargissement du diagnostic de l’hyperactivité, pose de manière encore plus vive la question de la demande : par qui nous sont adressés les enfants et leurs familles ? Le plus souvent par l’école, par le pédiatre. Si la plainte peut être du côté de la famille, elle n’est pratiquement jamais du côté de l’enfant.

Différentes échelles permettent d’évaluer le TDAH (échelles de Conners en particulier auprès des personnes côtoyant l’enfant : les parents, les enseignants), et, une fois le diagnostic posé, la question est celle de la prescription de la Ritaline en fonction de la gravité du syndrome.

En France, les résistances ont été vives à la Ritaline, mais le sont moins dans certains lieux de consultations hospitalières qui font ainsi l’économie de la parole et escamotent chez l’enfant une position de sujet. Ritaline appelée aussi « la pilule de l’obéissance » : on entend bien qu’il faut rentrer dans le moule et se taire.

B – Débats actuels

Avant la dernière appellation TDAH dans le DSM V, l’expertise collective de l’INSERM parue en Octobre 2005 parlait de « trouble des conduites chez l’enfant et chez l’adolescent » : notons que la référence à la motricité, présente dans les vocables précédents, disparaît, il n’est plus question d’agitation corporelle, mais de « conduite » – on parle en effet de « bonne » ou de « mauvaise » conduite – ou de « comportement » – notion behavioriste -, ce qui sous-entend une connotation morale.

« Oppositions, désobéissance et colères répétées, agressivité chez l’enfant, coups, blessures, dégradations, fraudes et vols chez l’adolescent » caractérisent ce « trouble des conduites ». Le « dépistage et la prise en charge médicale de ce trouble sont insuffisants en France, dit l’expertise, au regard de ses conséquences (risque de mort prématurée, troubles associés…) et du coût pour la société (instabilité professionnelle, délinquance, criminalité…) ». D’où la proposition d’un « programme de prévention » avec dépistage « dès la crèche et l’école maternelle », et, dès l’âge de 36 mois, la mise en place d’une « thérapie qui consiste à apprendre à l’enfant et à l’adolescent des stratégies de résolution de problèmes grâce à des jeux de rôles et des mises en situation » ou, « en seconde intention » par un traitement pharmacologique ayant une « action anti-agressive » (antipsychotiques, psychostimulants et thermorégulateurs).

On se trouve donc devant une grande confusion théorique (s’agit-il d’un trouble, d’un comportement, d’une conduite, d’un symptôme, d’un syndrome ?) et une spirale prédictive que nous pourrions appeler « chronique d’une délinquance annoncée » : hyperactivité à 3 ans, agressivité à 6 ans, difficultés relationnelles à 12 ans, toxicomanie et conduites à risque à 14 ans, prison à 16 ans… justifiant, pour le « bien » de la société et les économies de santé, la prévention prévue par l’expertise INSERM : une prévention musclée, ciblée sur « les jeunes, les parents, les enseignants, l’environnement », et si elle ne suffit pas, un traitement médical actif. Cette perspective se fait sans écoute, en lieu et place d’une investigation clinique, d’une observation, d’une parole ou d’un discours. On pourrait avancer que ces « conduites » agies ou ces « comportements » sont à considérer comme des « actes », des affirmations de soi. Car on sait bien que c’est la négation, le « non » qui fonde le « je » et que les enfants de 3 ans en usent et abusent de ce « non » phallique qui leur assure autonomie et individuation, dans une opposition flamboyante qui réjouit ou déborde l’entourage. A ces « actes » donc, sont données des réponses pavloviennes qui ne tiennent aucun compte de l’adresse. A qui la colère ou l’agitation de l’enfant est-elle destinée ? Qui vise-t-il par cette agressivité sans rien pouvoir en dire justement la plupart du temps ? Quel vide autour du symbolique cette violence incarne-t-elle ?

Le paradoxe est que notre société sollicite actuellement les enfants dans des gavages d’objets et des excitations en tous genres, la loi sociale consistant à éviter toute frustration, tout manque ; mais ensuite, cette même société se plaint de leur activité et la réduit par des moyens coercitifs.

Nous avons été quelques-uns à dénoncer au plus vite tout ceci dans un article qui a suivi de près la publication du rapport de l’I.N.S.E.R.M[2]. Par la suite, les 200 000 signatures de l’appel « Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans [3] », en 2006, ont contraint le gouvernement à renoncer à ce projet de dépistage précoce. Le facteur de « risque » reste toutefois mis en avant, la prévention et la prédiction sont confondues. La vigilance est de rigueur contre la mise en place de projets de prévention toujours plus nombreux, comme le questionnaire de la Haute Autorité de Santé actuellement.

Le dernier ouvrage du collectif Pas de zéro de conduite, Enfants turbulents : « L’enfer est-il pavé de bonnes préventions ? » [4] mets en garde contre « la politique émergeante de normalisation psycho médicamenteuse de la petite enfance aujourd’hui ». « La santé publique ne doit pas devenir un alibi pour la répression », conclut A. Lazarus.

Le dernier livre de Jean Bergès [5] fait la part belle à la motricité autour du forçage symbolique fait dans et à partir du corps, et des rapports compliqués de l’imaginaire du corps de la mère avec le réel du corps de son enfant – dont la posturo motricité, mais aussi le discours sont les terrains de manœuvre privilégiés car ouvrant au symbolique. C’est-à-dire que le corps est engagé dans la parole et pris dans les lois du langage tout de suite. L’enfant est déjà parlé avant d’arriver au monde, on a déjà parlé de lui. Les enfants sont inscrits, avant même leur naissance, dans le symbolique.

La jouissance et le plaisir sont liés au corps et à la motricité. J. Bergès disait que « la motricité était l’anti-mort », et il continuait : « La question radicale que pose Freud est : « Qu’en est-il de la satisfaction ? », « Y est-elle ou n’y est-elle pas ? Du plaisir, y en a-t-il ou n’y en a-t-il pas ? » Dans cet échange, le corps est un réceptacle à la jouissance, au désir, à ce que Freud appelle le moi-plaisir. Lacan, lui, dit : « ce qui est érotisé chez l’enfant c’est l’activité motrice ». Et il est vrai que l’enfant instable explore, bouscule, cherche les limites, joue avec l’interdit, dans une érotisation palpable, mais aussi dans l’angoisse.

Comment peut-il entrer dans la chaîne signifiante en symbolisant le vide de l’Autre et y inscrire sa « pagaille » à lui ? Qu’il soit baptisé « instable », c’est-à-dire du côté du moins, ou « hyperactif » du côté du plus, cet enfant dérange. Les signifiants « pagaille » et « obéissance » sont particulièrement intéressants à considérer chez ces enfants instables. En effet, le plaisir que tout enfant prend à faire fonctionner son corps (la marche, la course), à en faire l’instrument de ses explorations et découvertes, à en parcourir les orifices dans un jeu pulsionnel inlassable, et à se confronter, s’affronter à l’autre qui va donner des limites à la toute puissance de sa motricité, est décuplé chez l’enfant hyperactif qui, lui, déborde famille, école et institutions : « Il est insupportable, ingérable, incontrôlable, entend-on dire, il impose sa loi, est un tyran ». En apparence, c’est lui qui commande, qui est le patron. Son exubérance motrice et son goût de la transgression laissent l’entourage épuisé et démuni. Il semble être du côté du tout phallique dans une jouissance sans limites. N’a-t-il pas pu faire la constatation que « le corps de la mère ne lui obéit plus », comme le dit Lacan ? A-t-il été mis ou non par les parents à la place où il représente le phallus, c’est-à-dire leur différence sexuelle et la perte dont il est l’effet ? C’est le tout phallique imaginaire qui apparaît en premier lieu dans les consultations – si fréquentes – d’enfants instables, qui, ne l’oublions pas, sont pratiquement toujours des garçons ! Qu’en dire ? Pourquoi la relation de fils à la mère créerait-elle cet emballement corporel et pulsionnel ? Quelle place vient-il occuper ou plutôt à quelle place est-il assigné ?

Le travail des consultations en pédopsychiatrie est de permettre aux parents un renoncement à leur jouissance pour que l’enfant puisse avoir une place dans le discours familial et y déployer ses propres signifiants. Et notamment celui de la mort, parce qu’il n’est pas rare d’entendre de la bouche des enfants instables : « Je bouge pour rester vivant, pour ne pas mourir »


[1]« L’enfant insupportable », Marika Bergès-Bounes, Jean-Marie Forget et coll., Erès, Toulouse, 2010.

[2] E. Lenoble, M. Bergès-Bounes, S. Calmettes, J.M. Forget, « L’INSERM sème le trouble », Le Monde du 4 octobre 2005

[3] Pas de O de conduite pour les enfants de 3 ans. Toulouse, érès, 2006.

[4] Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ?, Toulouse, érès, 2008.

[5] J. Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse. Leçons cliniques d’un psychanalyste d’enfants, Toulouse, érès, 2005.