In Le Discours Psychanalytique n°11, « Savoir-faire, L’analyse entre la technique et le style », juin 1984, AFI
La formule : « l’inconscient est structuré comme un langage » s’est répandue sur un mode tel qu’elle nous pose actuellement la question de savoir s’il suffit de la professer pour être quitte avec les questions que l’analyse nous pose à l’endroit de ce que nous mettons aujourd’hui en exergue, à savoir les problèmes techniques. Il ne fait pas de doute que la méconnaissance d’une telle formule puisse entraîner des piétinements dans la théorie, mais il ne fait pas moins de doute que reconnaître la pertinence de cette formule, sans pour autant qu’elle soit devenue homogène à qui la soutient, entraînera tout autant de piétinements dans la théorie, c’est-à-dire dans la technique, puisque la théorie y est instrument.
Nous savons très bien sur quoi Freud a pu achopper concernant la question de l’analyse finie et de l’analyse infinie. Freud qui disait qu’il y avait un point de butée irréductible pour l’homme : roc de la castration, et pour la femme : penis-neid.
Je sais bien que nombreux sont ceux qui considèrent que ces butées sont des faits de structure agencés d’une façon telle que sans que l’analysant y soit pour quoi que ce soit – il a fait son boulot d’analysant comme il fallait et l’analyste tout aussi bien -, tout cela aboutit à un échec au sens où, le sujet ayant analysé tout ce que l’on voudra et dans toutes les avenues, néanmoins il reste en plan. D’où cette question cent fois ressassée : à quoi cela tient-il ?
J’ai pu même lire sous certaines plumes que l’expérience analytique aurait une fin idéale, qui serait en somme l’échec : celui du complexe de castration.
Or, situer le problème ainsi laisse entièrement en suspens une question majeure : une fois que quelqu’un a analysé toutes les avenues signifiantes qui peuvent le déterminer, comme également le fantasme dont il peut se soutenir (ce fantasme qui rend, comme le formulait Lacan, son plaisir apte au désir) à quoi donc peut tenir le fait qu’il puisse le larguer ? et là nous rencontrons une question essentielle, parce qu’elle met en jeu pour chaque analysant, la question de savoir jusqu’à quel point il veut aller en acte, c’est-à-dire jusqu’à quel point ce qu’il a pu analyser est disponible à être traduit concrètement dans sa conduite, c’est-à-dire dans ce qu’il est en mesure de mener matériellement avec et par rapport aux autres, dans sa vie privée comme dans sa vie sociale. Dans quoi, en somme, est-il donc prêt à s’engager ? ou encore : qu’est-il donc devenu ? avec tout ce que cela peut éventuellement entraîner comme douleurs allant bien au-delà de ce qu’il a éventuellement pu rencontrer préalablement, dans le cours même de son analyse. D’où surgit cette question : à quoi tient qu’entre des gens de même structure, il y en ait qui puissent aller au-delà, et d’autres qui, à l’endroit aussi bien du roc de la castration que du penis-neid, décideront que cela va bien comme ça et, qu’au fond, ayant mené leur analyse, cela ne vaudra pour eux que comme un surcroît de connaissance sur leur petite personne, sans que pour autant cela change quoi que ce soit à l’orientation de leur existence. Ils pourront même se servir de ce surcroît comme de quelque chose qui confortera ce qu’était leur trajectoire initiale que l’analyse n’a pas réussi à modifier, et qui viendra véritablement la blinder.
Il y a une interrogation décisive : celle du moment où nous nous confrontons à la castration. Il va de soi que cela concerne de la même façon et tout autant l’analyste quelles que soient les réponses que l’on pourrait accorder au fait de savoir d’où vient chez un analysant l’aptitude à larguer ce dont il se soutient, à prendre des risques, à faire un saut dans le vide, il n’en reste pas moins que cette aptitude est déterminée en bonne partie de ce qu’il a pu entendre, recevoir ou percevoir de son analyste dans la façon même dont ce dernier a soutenu sa démarche d’analysant. Il y a des façons de mener une cure qui, tout en amenant des sujets à avoir analysé l’essentiel de ce qui les détermine, en porteront certains à se larguer de leur objet, et d’autres pas, ce qui tiendra peut-être aux points où la question de l’acte dans sa conjoncture analytique en sera venue pour l’analyste lui-même.
A cet égard, il n’y a aucune recette technique qui tienne. Cela pour indiquer que si ce virage de l’analyse qui est la confrontation au roc de la castration met en jeu la façon dont chacun se soutient de l’objet et même si chacun peut avoir à ce moment-là aperception de la façon dont il s’en sustente, cela ne suffit pas à produire ce saut qui ferait que le sujet considéré puisse se déprendre de ce qui l’arrime. A partir de là, on pourra gloser autant que l’on voudra sur ce moment de saut, cela ne servira à rien tant que l’on n’aura pas pu situer ce qui permet ce désarrimage du sujet d’avec son objet et du même coup ce que Lacan pouvait appeler la traversée du fantasme. A quoi cela tient-il ? Et c’est bien ce que j’essayais à l’instant d’introduire en y indiquant la question de l’acte : qu’est-ce qu’un acte, dans la conjonction qu’il entretient analytiquement avec l’éthique, à savoir ce virage d’un discours à l’autre, que l’analyse devrait produire et qui se joue très électivement au point auquel je viens de faire référence ?
Il n’y a de délocalisation d’un sujet que dans l’après-coup d’un acte qui, lui, désarrime. Et c’est pourquoi d’ailleurs, je dirai que ce qui a exemplifié l’échec de la passe dans l’École freudienne, c’est bien ce moment où, dans la crise que nous avons connue il y a trois ans, ceux qui s’étaient engagés à être analystes de l’expérience de l’École ne mouftèrent guère, sauf quelques-uns, mais se manifestèrent pour la plupart sur le mode de l’atermoiement, de la circonspection ou de la prudence la plus exemplaire, sans que jamais on ne les entende formuler quoi que ce soit qui indiquerait qu’ ils aient largué ce qui venait, d’origine, les soutenir ou ce qui venait là comme point de suppléance ordinaire. Alors c’est là que l’échec de la passe s’est indiqué, sous la forme de l’échec de la communauté entre « A E », puisqu’il s’avérait qu’elle n’existait pas. En somme, il s’est avéré que la plupart de ceux qui étaient supposés avoir franchi ce point où l’on se désarrime, témoignaient au moment où ils avaient concrètement à se manifester, qu’il n’en était rien du tout. Et c’est là que s’est jouée concrètement et précisément la question pour les uns du roc de la castration, pour les autres du penis-neid.
Alors, nous pouvons poser la question : qu’est-ce qu’il y a là-dedans de technique, au sens où ce terme pourrait s’entendre comme trucs, savoir-faire ou bricolage ? assurément pas grand chose, puisque cela met en jeu ce point énigmatique qui fait cette bonne rencontre qu’éventuellement un analysant comme son analyste puissent se dégager de ce qui fait leur assurance, leur confort ou leur routine quotidienne, pour faire un saut, et cette question nous met sur la table le point essentiel, jamais traité analytiquement, de ce qu’on appelle le courage. C’est assurément tout à fait énigmatique, même si nous percevons qu’il doit avoir rapport au Nom du Père.
Ce qui me permet de poser la question : en quoi ce que nous avons connu jusqu’à présent du mouvement analytique peut nous instruire sur le courage, pour autant que l’histoire de ce mouvement soit notre histoire commune d’analystes comme d’analysants ? Quelle définition donnerions-nous à ce terme de courage ? Car il ne suffit pas d’être au fait qu’il n’y aurait pas de rapport sexuel ou que les sexes seraient étrangers l’un pour l’autre, pour avoir résolu ce que je viens de soulever. Si l’expérience analytique ne se résout pas par quelque chose qui tient à ce qu’il faut bien appeler un acte de courage, elle laisse toute l’analyse du sujet non advenue. Cela n’aura fait qu’énormément de travail pour des parcours strictement sans intérêt et c’est exactement ce que nous avons rencontré dans le mouvement analytique qui nous a très bien témoigné, pour l’essentiel, que ce qui s’y produisait ne valait guère mieux que ce qui se passait ordinairement dans n’importe quelle institution. Réciter Lacan est toujours resté quelque chose de parfaitement vain, dès lors que cela consistait en ce que Lacan avait à un certain moment dénommé « ces gens qui se réfléchissent dans mon discours ». Cela ne fait que des gens qui s’habillent de discours empruntés, là où l’on pourrait justement souhaiter que l’analyse les aide un petit peu à se dégager de ces oripeaux-là, ou en tout cas, à ne pas se prendre pour les habits qu’ils endossent.
La traversée du fantasme ne peut être en aucune façon une promesse ou un voeu. Elle ne peut tenir qu’à un acte. Ce qui nous permet d’ailleurs d’aller un petit peu plus loin sur cette autre piste qui est celle qu’on appelle ordinairement la clinique. En d’autres termes, aucune leçon, aucun exposé sur ce qu’il convient de faire pratiquement ou techniquement, ne viendra jamais suppléer dans la valeur d’un exposé ce qu’il doit au franchissement de la castration. Et sans ce franchissement-là, il n’y a pas de clinique analytique qui puisse tenir.
Un homme vint me voir un jour, en se plaignant d’une « anesthésie générale ». Il se situait lui-même comme le parent pauvre de sa famille. Peu à peu, j’avais découvert, en cours d’analyse, qu’il avait un style très particulier. J’avais toujours 1′ impression qu’il avait une carte qu’il m’abattait, qu’il me donnait à voir et qu’il avait tout un autre jeu en mains, qu’il taisait, et il attendait que j’abatte ma propre carte. Progressivement j’avais repéré ainsi que nous étions en train de jouer aux cartes et que j’avais à faire à un joueur. Il en était venu, avec le temps, à me confier qu’il passait ses nuits dans les boites de jeux. C’est ainsi qu’un jour, je le vis arriver chez moi le bras dans le plâtre, il m’apprit que sortant d’une boite où il avait gagné, il était un peu saoul, il avait roulé en ouvrant et fermant alternativement les yeux. Arrivé à un point tricolore, il s’était arrêté puis avait démarré quand le feu était passé au vert, mais en fermant les yeux. C’est alors qu’une voiture venant de l’autre sens et grillant le feu rouge l’avait percuté : – Vous voyez, m’indiquait-il, je suis un bon garçon, je respecte les règles du jeu, c’est l’autre qui ne les respecte pas, moi je fais des efforts. Et peut-être était-il en train déjà de m’indiquer qu’il ne fallait pas que je lui manifeste que je repérais trop bien quel jeu il jouait, jeu qui consistait à dire : le vrai tricheur, trompeur, malfaisant, c’est l’autre, mais cet autre il peut toujours courir pour m’avoir, je suis aux aguets, je sais quand il faut faire un pas de côté et moi il ne m’attrapera pas. Or, un jour, j’apprends que par une succession de coups heureux au jeu, il est le propriétaire — sous un faux nom — d’une véritable écurie de course, qui gagne. Il ne pouvait, selon ce style de contournement, affronter les situations véritablement en son nom.
L’analyse se développait ainsi, et un jour — car quand il était venu me voir dans son état misérable, je lui avais pris une somme tout à fait faible pour ses séances d’analyse — j’ai décidé, donc, de l’augmenter. Ce qui eut l’effet suivant : pendant plusieurs semaines, il vint sans dire un mot. Et puis un jour il arriva, s’allongea, ne dit rien, puis sur le pas de la porte, formula : « je ne suis plus » Je ne le revis plus jamais.
En somme, j’étais entré dans le jeu, mais en le coinçant. Et alors, il m’avait indiqué qu’il ne pouvait plus jouer ce jeu et était parti. Vous êtes sensibles à l’ambiguïté de la formule : je ne suis plus, aussi bien suivre la partie que n’être pas. Quel jeu avais-je joué dans cette augmentation sans doute prématurée ? Il avait fait le malin, j’avais fait le non-dupe. De quoi faut-il donc être dupe, radicalement pour que la technique cesse d’être jeu, et puisse permettre à un patient de ne plus déguiser ses évitements ?
Un garçon demande rendez-vous, se présente chez moi habillé d’une façon telle que, faisant le tour de mon bureau, il m’exposait ses côtés pile et face ; d’un côté, il mettait en valeur ce que l’on appelle les attributs virils et de l’autre, il était moulé comme le serait une professionnelle. Il m’explique faire des études de linguistique, être un passionné du discours, et se lance dans de grandes considérations formulées en termes lacaniens sur ce qui l’amène à la psychanalyse, où j’entends très mal ce dont il me parle, moyennant quoi je me mets peu à peu à faire l’âne pour qu’il s’explique. Il se lance alors dans de grands développements sur « la théorie du discours comme travestissement » Je continue à faire l’âne, « expliquez-vous, de quoi s’agit-il. », jusqu’au moment où, irrité, il me dit : « mais enfin, Monsieur, de quelle école êtes-vous ? » et je lui réponds du tac au tac : « peut-être êtes-vous en train de me demander de quels oripeaux je me revêts » Je vois le garçon blêmir, il se lève, fait demi-tour, s’en va, et depuis je ne l’ai jamais revu.
Ce que je venais de lui dire n’était assurément pas faux, c’était même probablement trop juste. Or, c’était à l’époque où je me demandais si j’allais formuler mon souhait d’inscription à 1’École freudienne. J’avais laissé cette question en suspens, et faute d’avoir pu y répondre encore, à ma place, j’avais répondu à ce patient : « vous me demandez de quels oripeaux je me revêts ». Cette phrase montrait cependant, malgré son embarras, que la question du désir du psychanalyste ne dévoile aucune essence sous les habits.
A l’un de ses séminaires, Lacan disait « La pratique de la psychanalyse est une pratique hasardeuse » Qu’a-t-elle donc d’hasardeux ? Parce qu’il ne suffit pas de dire que c’est une pratique hasardeuse, voire risquée, pour avoir réglé le problème. Beaucoup d’activités sont des activités hasardeuses : l’alpinisme, le métier de garçon de café, voire même les parlotes du café du commerce.
La psychanalyse est une pratique hasardeuse pour diverses raisons, dont la première, et qui nous vient de l’expérience même de la psychanalyse, est qu’étant sujets de désir, nous ne savons pas de quoi nous parlons.
Lacan disait qu’il est curieux que nous ne nous rendions pas compte que nous sommes tous sous le coup d’un automatisme mental. Il ajoutait : pourquoi les psychotiques s’en rendent-ils compte et pas les autres ?
Quand une psychanalyse est déclenchée, elle conduit à ce que l’étau de la parole se resserre. Du même coup, cela indique qu’une psychanalyse, quand on s’y est engagé par cet acte inaugural, crée des obligations. Le patient n’a plus le choix. Et s’il veut jouer avec l’engagement qu’il a pris, ou si nous-mêmes, comme analystes, nous voulons jouer avec l’engagement en cause, nous savons parfaitement que les issues seront souvent pires que le début de la partie.
Nous sommes malades de paroles, nous partons de là, et non pas d’affects protopathiques, et je ne puis que rappeler, comme le fit Lacan, que le pari de la psychanalyse, c’est de défaire par la parole ce qui s’est effectué par la parole. Or, ce n’est pas une reversion, cela ne ramène personne à un état antérieur où l’on serait bien nettoyé, propre et tout, cela ne ramène à aucune innocence originaire, et nous ne sommes pas de bons sauvages. Si c’était le cas, la psychanalyse rendrait idiot, cela s’est vu dans certaines de ses formes.
Que par la parole, on parie que là où c’était, j’advienne, ne peut être en aucun cas une promesse non plus : un pari ne vaut que par la mise qu’on y engage. Or, que savons-nous, au départ, de notre mise ? Strictement rien. La mise, on ne la situe parfois qu’après. C’est un après-coup. La psychanalyse est un pari à l’envers, et vous voyez l’ampleur du pari. C’est un pari aveugle même, si c’est un pari qui suit une voie guidée, qui part de ceci : accepter ce que Lacan appelait être dupe, au titre de ce que l’inconscient soit structuré comme un langage. Tant qu’on essaie de ne pas être dupe, c’est-à-dire de marcher droit ou de faire que ça marche droit, eh bien on se met à dériver.
Certaine fois, Lacan parlant de la règle d’associations libres, avait dit : « finalement, elle se résume à dire au patient : faites un effort ».
Nous ne savons pas de quoi nous parlons, mais nous parlons de paroles. Alors, partant de ce que personne ne sait ce qu’il dit, s’exclut l’idée de communication, le mirage de la communication.
Voilà donc une folie ordinaire que nous méconnaissons, parce que nous méconnaissons que la parole fait obstacle à la communication, d’où son caractère insupportable. C’est bien également ce qui fait obstacle à ce qu’il puisse jamais y avoir une quelconque liquidation du transfert comme tel, au sens où si l’on poussait le raisonnement à l’extrême, une liquidation du transfert signifierait l’extinction définitive de la parole puisqu’enfin, il y en aurait une, de parole, qui serait si pleine et si inondante qu’elle engloberait en elle-même toutes les autres et ne comporterait plus aucune nécessité d’une adresse quelconque. Ce serait alors psychose et c’est après tout un fait que nous pouvons constater de temps en temps.
Lacan a pu dire du sujet qu’il était une discontinuité dans le réel, et puis il a pu également dire que la clinique, c’est le réel comme impossible à supporter.
L’une des conséquences qu’on peut en tirer serait celle-ci : que l’on puisse dire — ce qui s’avère congruent à l’expérience — je ne supporte pas la clinique, peut ouvrir quelques horizons sur ce que Lacan qualifiait de l’horreur qu’ont les psychanalystes de leur pratique. La clinique n’est supportée par aucun je, alors les psychanalystes se disent « et moi, et moi, et moi ? ». Pas de je pour supporter la clinique et en même temps, pas de possibilité de recourir à un moi en tant qu’il ne porterait qu’à nous faire retomber dans le brouillard ordinaire des relations humaines.
Alors se repose la question : qu’est-ce que ce désir énigmatique appelé désir du psychanalyste, qui ne nécessiterait nulle mise en jeu du « moi » dans sa pratique, pas plus qu’un support quelconque de sa clinique par un je ?
Il est toujours très difficile de savoir ce qu’est l’envers du discours analytique, qu’on n’est jamais assuré de ne pas soi-même y tomber et qu’on y choit même souvent. Le même énoncé peut emporter des effets opposés selon la place d’où il se profère. Or, comment repérer une place d’énonciation ? Il ne faut pas croire que la psychanalyse ne serve qu’à s’orienter avec ses malades. Elle devrait servir d’abord et aussi à s’orienter dans sa propre vie.
Il n’est pas fortuit que certains des grands textes de notre culture, dont certains ont même pris valeur juridique, soient des textes homilétiques, tels le Talmud ou encore les Dialogues platoniciens. Et c’est peut-être pour cela que quant au transfert, Lacan est parti de Platon.
Tout cela a à voir avec une patiente que nous avons examinée il y a trois ans à Henri Rousselle.
La question posée ici est celle de la fonction du regard chez cette malade, dont les parents étaient aveugles.
On nous avait là-dessus livré une biographie. La patiente elle-même ne nous avait rien dit, rien donné à voir. Opaque, elle nous avait aveuglés. D’un côté, elle était agressive, avait peur d’être annihilée, mais c’est cette peur même qui la conduisait à s’en remettre faussement à l’autre, puisqu’ainsi elle le manoeuvrait, en même temps qu’elle entérinait son annihilation comme sujet. Elle avait tellement peur d’être le jouet de l’autre qu’elle s’y pliait avec hostilité, entièrement, apte donc à une relation perverse. C’est elle qui détournait notre regard vers la fonction du regard dans la biographie. Et en ce sens, elle annihilait son propre désir, tout en annihilant notre propre position de sujet comme la sienne, se faisant objet d’un regard quelconque, interchangeable, se faisant l’objet inanimé d’un phallus anonyme. C’était un cas apparemment décevant, dont l’entretien avait été très bref et très limité, mais qui avait la valeur de nous indiquer justement combien notre démarche a partie liée avec le tableau et la fonction du regard qui y sont inéliminables. Et si, pour ce qui concerne notre clinique, nous voulons absolument éliminer, sans analyse, cette fonction du regard, nous ne parviendrons jamais qu’à y réitérer une fonction perverse à notre insu : car c’est là que nous sommes le mieux conduits à situer notre castration, du fait que ce soit là qu’elle soit le mieux éludée et que notre chute s’y réduise à zéro.
Notre patiente était loin d’avoir quelque côté que ce soit dans l’ordre du « m’as-tu vu ». Bien plutôt nous invitait-elle à déposer le regard comme on déposerait les armes, sous couvert d’une pacification que contredisait son agressivité méconnue. C’était en somme une femme déterminée.
Il y a d’autres faces à cette relation au regard. Ainsi cette face essentielle à la technique, que Lacan pointe page 249 de ses Écrits techniques : « C’est la guerre, j’avance dans la plaine, mais je me suppose sous un regard qui me guette. Si je le suppose, ce n’est pas tellement que je craigne quelque manifestation de mes ennemis, quelque attaque, car aussitôt la situation se détend et je sais à qui j’ai à faire. Ce qui m’importe le plus, c’est de savoir ce que l’autre imagine, détecte de mes intentions à moi qui avance, parce qu’il me faut lui dérober mes mouvements. Il s’agit de ruse. C’est sur ce plan que se soutient la dialectique du regard, ce qui compte ce n’est pas l’autre qui voit où je suis, c’est qu’il voit où je vais, c’est-à-dire qu’il voit où je ne suis pas. Dans toute analyse de la relation inter-subjective, l’essentiel n’est pas ce qui est là, ce qui est vu, ce qui la structure, c’est ce qui n’est pas là. »
Et c’est également ce qui participe des difficultés de nos diverses démarches, c’est même cela qui peut perversifier la psychanalyse, c’est cela même qui peut être exploité dans une organisation quelconque à des fins perverses. C’est la raison pour laquelle Lacan, si souvent et encore en 71-72 dans le séminaire sur le Savoir du psychanalyste, formulait que la position du psychanalyste doit être celle d’une ignoran-tia docta, qui ne veut pas dire savante, mais formelle et formante pour le sujet. Elle est souvent pervertie en une ignorantia docene qui est le commencement de la perte de la rigueur analytique.
Dans ce séminaire émouvant des Écrits Techniques, p. 247, Lacan ajoutait : « la relation inter-subjective qui sous-tend les désirs pervers ne se soutient que de l’anéantissement, ou bien du désir de l’autre, ou bien du désir du sujet, cette relation dissout l’être du sujet. L’autre sujet se réduit à n’être que l’instrument du premier, qui reste seul sujet comme tel, et celui-ci même se réduit à n’être qu’une idole offerte au désir de l’autre. Le désir pervers se supporte de l’idéal d’un objet inanimé
Toute technique a partie liée au regard et c’est aussi en cela, en partie, que toute technique est un piège. C’est l’autre versant du piège de la parole. D’autant que, rappelons-le encore, le regard c’est ce qui élude le plus complètement le fait de la castration. C’est pourquoi toute technique est un piège, surtout quand on dit qu’il n’y a pas de clinique analytique : c’est alors qu’on est happé par le regard qui habite le tableau. J’ai dit tout à l’heure que je ne supporte pas la clinique, et c’est ce que la jouissance du regard nous masque, parce que notre chute y est totalement insensible. C’est une élision de la castration en douceur, camouflée, celle qui permet de s’imaginer que personne ne nous voit et donc de ruser à ciel ouvert, ce qui dévoile la ruse.
Vous sentez comment l’idéal d’une technique, pour la psychanalyse, pourrait tendre à obtenir une clinique invisible, où rien ne se verrait, mais comment cela aboutit à ce paradoxe que du même coup les visibilités seraient absolues et du coup perverses. Autant donc garder quelque maladresse, méprise, quelque côté gourd. Seulement la position, la passion d’une ignorantia docta nous permet d’éviter l’émergence prévalente des deux autres passions fondamentales : amour et haine.
La voix commande le regard. Et la voix, selon qu’ elle est d’ ignorantin docta ou d’ ignorantia docene, peut déplacer le regard de ce qui est formant pour le sujet, vers son annihilation, pour autant que la voix soit un objet « a » et qu’il n’est pas à la même place dans chaque discours, c’est-à-dire que selon le discours où l’on se trouve, cet objet qu’est la voix commande le regard qu’il entraîne, et l’on ne voit pas alors la même chose… et c’est là la difficulté d’une pratique et d’un enseignement de la psychanalyse, de l’ignorantia docta à l’ignorantia docene, qu’une pratique puisse ne pas clore sans retour, ce qui permet soit qu’elle puisse être formante, soit que d’autres le soient.
Chez chacun il y a espoir d’une mathématique qui ordonnerait, impérieuse, enfin, et c’est à ce sujet que Lacan nous avait dit, aux jeunes internes que nous étions en 1967, en salle de garde : « Gardez-vous de vouloir boucher avec le couvercle de la théorie la marmite de l’être de l’homme ».
Que la science ait eu, comme effet, la prolifération des objets « a », grâce aux mass media, ne signifie pas que seules les conneries se sont mass médiatisées. Le nazisme a été en plein là-dedans : qu’on lise le bouquin de William Shirer, le IIIe Reich. Comment l’objet, cet objet obscur du désir de l’autre, insaisissable, ravageant, divisant, comment cet objet incarné dans l’autre, il a fallu pour certains en faire le sacrifice planétaire, avec l’accord fasciné de tous ceux qui y sentaient la promesse d’abolition de toute angoisse.
A la page 305 des Quatre Concepts, Lacan rappelle que Tristan Bernard, le jour où on l’arrêtait pour l’amener au camp de Dantzig, aurait dit : « Jusqu’ici nous avons vécu dans l’angoisse, maintenant nous allons vivre dans l’espoir ».
Et c’est ce qui semble être promis de toutes parts, y compris dans le monde psychanalytique. Suivrons-nous cette voie avec nos patients, comme avec nos collègues ?
Nous lisons ordinairement la littérature psychanalytique pour nous instruire, comme on dit. C’est pourtant très ennuyeux. C’est même la littérature la plus ennuyeuse qui soit, et nous faisons cela au moins par obligation. Or, qu’est-ce qui rend un texte ou un exposé ennuyeux ? Parce que l’ennui, c’est également un affect, et les affects ne sont pas des choses que nous avons à négliger, même s’ils n’ont pas à constituer le centre d’où se forment nos jugements. Or, l’ennui, c’est proprement quand l’objet ne nous tient plus. S’il devait y avoir un envers à la haine, ce ne serait pas l’amour. Ce serait l’ennui. Et c’est bien quand le rapport à l’objet s’altère, quand il devient atone, relâché, que naît l’ennui. Et cela peut parfaitement se produire quand par exemple est dévié ce qui nous maintient dans la refente subjective quand, pour éviter l’angoisse, nous nous défilons de ce qui nous fait sentir la forme de notre castration. C’est bien d’ailleurs la raison pour laquelle, contrairement à Freud, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait lieu de prêcher à quiconque une quelconque règle d’abstinence, parce que ce serait me semble-t-il plutôt la règle et la pente communes : la pente au rien foutre.
Il y a diverses façons d’introduire l’ennui et de relâcher le rapport à l’objet. Par exemple céder sur son énonciation. Je n’ai pas dit selon la formule courante céder sur son désir.
Lacan disait que le désir du psychanalyste n’est pas autre chose que son énonciation. Dès que l’énonciation devient défaillante, et comme il n’y a pas de sujet d’une énonciation collective, pas plus que d’une castration collective, les énoncés se mettent à prévaloir et l’on commence à s’ennuyer. C’est la pente aux phénomènes de masse, et c’est alors l’espoir des lendemains qui chantent qui réapparaît : vous voyez comment on passe de l’angoisse à l’espoir à travers l’ennui.
Mais là encore, prenons garde aux symétries imaginaires. L’angoisse n’est pas symétrique de l’espoir. L’angoisse indique la présence du réel de l’objet, l’espoir, lui, c’est l’imaginaire de la mainmise possible sur cet objet (Cf. la phase d’espoir chez l’érotomane). L’ennui, c’est la dégradation du symbolique, l’ennui n’est pas une pacification, ce n’est pas quelque chose qui serait, contrairement à l’opinion courante, quelque chose de tempéré, ce qui témoigne qu’on échappe au médium de la métaphore paternelle qui seule permet ce que Lacan appelait p. 247 des Écrits Techniques « une relation tempérée et vivable entre les sexes ».
Tout cela a une conséquence : il faut le moins possible se laisser ennuyer. Les effets en sont trop considérables au niveau des institutions, sinon de la cité. J’ai dit le moins possible, parce qu’il faut bien constater qu’il y a des choses impossibles et d’autres devant lesquelles nous sommes impuissants. Dès que l’on s’ennuie, il y a de la perversification dans l’air, et il y en a toujours un peu.
Ce qui est redoutable dans l’idée de la mort, c’est quoi ? Et si c’était le comble de l’ennui, l’idée que ça puisse jouir autour de vous, cependant que pour vous, rien ? Vous êtes l’objet inanimé et peut-être du même coup, c’est le rien qui devient le plus redoutable. Cela peut même en faire jouir d’autres que vous soyez crevé. Plus du tout de symbolique ni d’imaginaire, plus que du réel.
Lacan avait précisé que l’idée du suicide se présentait quand rien n’avait plus valeur d’acte, le seul acte se présentant alors étant celui de se donner la mort. C’est pourquoi Lacan disait que le suicide est le seul acte réussi, l’ennui c’est qu’on n’en revienne pas. D’où, bien sûr, des conséquences : comme tous les actes qu’on accomplit se tiennent, il peut suffire d’un seul acte, accompli ou pas, un petit acte, tout petit, pour que du coup il n’y en ait plus jamais d’autre qui prenne valeur d’acte. Ce qui veut dire qu’il n’y a jamais à se dérober quand on a à faire acte nécessaire. Et c’est ainsi que pour ma part, je comprends cette petite note page 39 de Télévision, où « la tristesse ne serait que lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire, soit du devoir de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure ». Voyez donc : le devoir, c’est de s’y retrouver dans la structure, réponse à cette question si fréquente : tout ça c’est très bien, mais que faire ?
Lacan ajoutait : « Ce qui s’ensuit, pour peu que cette lâcheté d’être sujet de l’inconscient aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté du langage, c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel ». Quand toute possibilité de jouissance est abolie de la structure du symbolique de tel ou tel sujet, elle fait retour dans le réel sous la forme du réel même, soit de l’inanimé du cadavre dont l’Autre pourrait jouir, lui. Mode dégradé de la jouissance, mais mieux vaut encore n’être que charogne objet de la jouissance divine que rien du tout. C’est ce que pense ordinairement l’humanité et beaucoup de ceux qui regardent la mort en face n’envisagent nullement d’être rien du tout. Il y en a même qui la soignent pour la postérité et ce qu’ils en imaginent. Ce qui ne peut se regarder en face, c’est l’objet « a »: c’est lui qui nous regarde. Problème au coeur de la technique en tant que la théorie, disait Lacan, y est instrument, sujets opérés compris.