Les coupures dans la technique de Freud
23 décembre 2015

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Jean BERGÈS
Séminaire d'hiver

 

In Le Discours Psychanalytique n°11, « Savoir-faire, L’analyse entre la technique et le style », juin 1984, AFI

La technique, c’est ce dont on a du mal à parler, et quant au sujet d’aujourd’hui, si je m’y suis engagé c’est d’avoir eu dès longtemps ressenti cette résistance ; aussi bien n’ai-je pas trouvé de titre satisfaisant à ce qui suit, peut-être parce que la technique reconnue donne-t-elle habituellement accès à se couronner d’un titre.

De sorte qu’il n’y a pas eu d’étonnement à éprouver lorsque l’évidence – jusque-là cachée – m’est apparue qu’il y avait quelque chose à dire de ce que Freud, dans son texte définitif de l’Analyse de « l’Homme aux rats » dans les cinq psychanalyses, avait gardé par devers lui ; et ceci au regard des cahiers, séance par séance, publiés depuis en France (en 1976), seuls à ne pas avoir été détruits.

C’est de ces omissions qu’il va être question.

La première intéresse la toute initiale remarque concernant les conditions financières, que l’homme aux rats n’accepte qu’après en avoir référé à sa mère.

L’omission suivante est plutôt une correction. Dans le carnet Freud note « Après avoir communiqué les deux conditions principales du traitement, je l’ai laissé libre de son commencement ». Ce qui devient dans la rédaction définitive « … La seule condition du traitement… etc » Cet abandon d’une deuxième règle donne évidemment à réfléchir sur sa nature même — essentiellement technique.

Qu’en est-il du déroulement des autres coupures faites dans le texte des cahiers écrit au jour le jour des séances ?

Au moment où le patient fait état du supplice dont pâtit une personne qui lui est chère, Freud lui pose une question « directe », et il répond que ce n’est pas lui-même qui applique ce châtiment mais que le supplice lui est impersonnellement infligé. Freud révèle alors : « j’ai bientôt deviné qu’il s’agit de la dame vénérée », et il enchaîne dans le cahier « nous nous interrompons pour échanger des propos sur ses idées obsédantes ». Ce qui se traduit dans la relation du cas par la phrase « Il interrompt son récit pour m’assurer combien ces pensées lui répugnent ».

Comme vous vous en souvenez sans doute, le nom de cette dame est l’objet de résistances persistantes de la part du sujet, et, à la huitième séance, il souligne qu’il s’encourageait lui-même à la poursuite de ses études par le fantasme qu’il lui fallait se dépêcher pour épouser la dame. Mais celle-ci était partie lorsque sa grand-mère très âgée tomba malade. Dès lors, au milieu de ses études acharnées, lui vint la pensée « si il te venait un commandement de te trancher la gorge ? », il se rendit compte aussitôt que ce commandement était déjà donné. Au moment où il se précipite pour prendre un rasoir, vient cette idée « ce n’est pas si simple : il faut que tu fasses le voyage et que tu tues la vieille femme ». Freud lui demande alors « qui est-ce donc qui ordonne cela ? » La réponse que fait le patient fait noter à Freud : « la dame reste encore tout à fait mystérieuse ».

Et le lendemain, dans le carnet, on lit : « lutte violente, journée malheureuse. Résistance lorsque je lui ai demandé d’apporter une photographie de la dame, d’abandonner sa réserve à son sujet ».

Ces quelques notations omises dans la rédaction lors de la publication des cinq Psychanalyses me paraissent de nature à nous indiquer combien précocement Freud a tenu en suspicion non seulement ce que l’on a pu depuis appeler l’analyse des résistances, mais aussi ce qui devrait être rattaché à son propre transfert. Mais il faut noter l’insistance avec laquelle il exige des précisions concernant le personnage de la dame, d’autant plus essentiel ici comme l’on sait, qu’il va se trouver dévoilé ultérieurement lors d’un rêve à l’occasion d’un néologisme dans une langue étrangère. L’invite de Freud dont il se repent dans le texte définitif concernant la « photo » de la dame me paraît à ce sujet exemplaire ; car comment dire sinon qu’il s’agit là de l’image de l’identité à laquelle il manque le nom ? Mais aussi comment ne pas souligner qu’elle eut été ainsi donnée à voir in effigia, in abstentiae, et qu’ainsi était commencé un processus de représentations à rendre compte de cet « ordre » d’aller tuer la vieille femme ?

Deux exemples paraîtront de nature à souligner combien ces omissions dans le texte définitif semblent revêtir d’importance dans l’approche de la direction de la cure à ce stade de la recherche chez Freud. Ils nous paraissent d’autant plus intéressants qu’ils sont très proches de ce qu’avançait Lacan concernant les rapports étroits entre les phénomènes de transfert et ceux de la résistance, en particulier dans son séminaire XI, quand il aborde ce qu’il appelle la présence de l’analyste qui de devenir patente à l’analysant, ne manifeste rien d’autre qu’un suspens de la parole pleine :

– Lors de la deuxième séance, le patient fait état de sa crainte que quelque chose de fâcheux n’arrivât à ceux qui lui étaient chers, et ces punitions pouvaient aussi bien survenir dans l’éternité — c’est à ce moment qu’il avait été fort religieux, ce qui l’amène à dire que les récits bibliques lui plaisaient beaucoup, mais que tout ce qui se rapportait aux punitions avait déjà un caractère obsessionnel. « A un moment donné, note Freud, comme je lui fais remarquer que je ne suis pas cruel moi-même, il réagit en m’appelant » mon capitaine Et dès lors, il me loue discrètement et mentionne qu’il a lu un extrait de ma théorie sur les rêves C’est à ce moment que se termine la séance.

– Lors de la troisième séance, c’est au moment où le patient fait état des conditions très précises dans lesquelles il a été amené à faire sa analysant.

A la cinquième séance, Freud lui dit en effet qu’il a découvert un caractère principal de l’inconscient, le caractère infantile, mais que maintenant il reste encore à en découvrir un autre ; mais le patient ne trouve pas celui-ci, et de plus il émet un doute sur la possibilité d’annuler des perturbations existant depuis si longtemps, concernant par exemple l’idée de l’au-delà, et qui ne peut pas être logiquement réfutée. Freud répond qu’il ne conteste pas cette difficulté, et émet sur lui un jugement très favorable qui manifestement le réjouit beaucoup. De même que quelques instants plus tard, avant de terminer la séance, Freud lui fait compliment de la clarté avec laquelle il exprime ses états de crise. Il est à noter que ces compliments surviennent à la fin de cette séance marquée dans son début par la crainte exprimée par le patient que le savoir concernant sa culpabilité ne puisse le guérir, et aussi celle d’une désagrégation de la personnalité. « S’il pouvait en recouvrer l’unité, il se fait fort d’accomplir beaucoup de choses, plus que ceux qui sont présentés comme des modèles » (son analyste en l’occurrence). Sur quoi Freud reprend le terme de désagrégation et le tempère en lui préférant celui de clivage.

Trois mois et demi plus tard, le patient affirme que lorsque l’analyste le loue de ses idées, il s’en réjouit beaucoup ; mais une deuxième voix dit alors « je me fiche de cet éloge » ou même « je chie là-dessus ».

La question de la rotation progressive de S1 et de a du discours du maître à celui de l’analyste me parait ici se poser de façon intéressante, par le biais de la répétition de ces louanges peu à peu confinant au non-sens.

Je ne suis pas éloigné de penser que cette gratification se transmutant en frustration en venait à tenir lieu d’interprétation enfin recevable.

Et ceci me paraît soutenu de ce que cette séance survient quelques jours à peine après celle, centrale, où le patient accède à ce point remarquable où la formule compulsive « à chaque coït un rat pour la cousine », permet à Freud d’avancer « donc un rat est quelque chose que l’on peut compter », reprenant par là le lien fait par le patient entre le rat et l’argent par l’intermédiaire du rat de la radinerie.

C’est en ce sens semble-t-il, qu’ici ce que Chemama nous posait hier des rapports entre l’interprétation et les locutions ou les formules figées intransformables me paraît à développer.

En effet, c’est à partir du moment où l’on peut donner au rat le statut de ce qui peut être compté, le statut de l’un spécifié dans le trait unaire, que l’interprétation devient en quelque façon acceptable, c’est-à-dire de ce à quoi une identification est possible dans le symbolique, et que se découvre le passage par la castration.

Il est patent à travers ces quelques exemples, que ce que l’on peut entre guillemets nommer technique dans la pratique psychanalytique s’articule précisément au désir de l’analyste. C’est assurément en effet de ce côté-là que l’on peut approcher le ressort qui a présidé à ces omissions dans le texte définitif. Sans doute, ces fragments censurés peuvent-ils par le miroitement de leur absence attirer nos regards sur la difficulté qu’est la nôtre de parler de tout ce qui concerne la technique.