La « technéthique » de Freud
05 janvier 2016

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Norbert BON
Séminaire d'hiver

 

A parcourir les écrits de Freud dédiés à la technique, il apparaît clairement que celle-ci est d’une part subordonnée à une éthique, d’autre part constamment référée à l’expérience de la cure et ajustée en conséquence. Le pragmatisme freudien est, à cet égard, d’une autre tenue que celui dont on nous rabat les oreilles, de la soi-disant efficacité des thérapies de quatre sous (EMDR et autres)(1) avec la ritournelle : « La preuve que c’est bien, c’est que ça marche. » La position de Freud, c’est d’abord que ce soit bien, ensuite de vérifier si ça marche.

L’éthique freudienne Qu’est-ce que signifie ce bien, en psychanalyse, attendu que celle-ci implique le postulat d’un psychisme en partie inconscient ? Lacan, on le sait, à consacré un séminaire entier à cette question : ce bien n’est pas un bien universel, il est à référer à une visée. Que vise la psychanalyse ? Pour Freud, elle vise la vérité. Pas une vérité universelle, mais la vérité du sujet de l’inconscient. D’où l’exigence de sincérité où la règle fondamentale trouve l’une de ses justifications (l’autre étant évidemment, même si ce n’est pas formulé ainsi, la structure langagière de l’inconscient). Je cite Freud dans L’abrégé de psychanalyse : « Nous ne demandons pas seulement au patient de dire ce qu’il sait, ce qu’il dissimule à autrui, mais aussi ce qu’il ne sait pas. C’est pourquoi nous lui expliquons plus en détail ce que nous entendons pas sincérité. Nous lui imposons d’obéir à la règle fondamentale qui doit désormais régir son comportement à notre égard. »(2)

Mais cette règle s’impose aussi à l’analyste avec une contrepartie éthique qu’il formule ainsi dans L’abrégé : « Le moi malade du patient nous promet une franchise totale, c’est à dire la libre disposition de tout ce que son autoperception lui livre. De notre côté, nous lui assurons la plus stricte discrétion… » et, poursuit-il, contrepartie technique : [Nous] « mettons à son service notre expérience dans l’interprétation du matériel soumis à l’influence de l’inconscient … C’est ce pacte qui constitue toute la situation analytique. » (3) L’autre contrepartie éthique que Freud évoque à diverses reprises mais principalement dans « Observations sur l’amour de transfert » est l’assurance du patient que ses dires n’entraîneront pas d’agir contre transférentiels de l’analyste à son endroit. Du côté de l’amour que le transfert est susceptible de susciter évidemment(4), où l’abstinence s’impose, fondée sur la clairvoyance que cet amour ne s’adresse pas à lui. Clairvoyance, en ce qui concerne Freud antérieure à son analyse (il avait des dispositions !). Ainsi, lorsqu’une patiente lui jette les bras autour du cou au réveil d’une séance d’hypnose(5), il note avec humour : « J’avais l’esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle. » Et, quand bien même l’analyste aurait-il une inclination pour sa patiente, il lui serait interdit de céder : « Quel que soit le prix qu’il attache à l’amour, il doit tenir davantage encore à utiliser l’occasion qui s’offre à lui d’aider sa patiente à traverser une des phases les plus décisives de sa vie. »(6) Autrement dit à faire prévaloir son amour de l’analyse sur l’amour de la patiente. A l’instar du show qui must go on, l’analyse, c’est à dire la parole, doit continuer.

La technique freudienne Elle se déduit de cette position éthique et s’invente, s’ajuste, à l’épreuve de l’expérience, sur la base de la règle fondamentale, « la seule condition à laquelle l’engage la cure », écrit-il dans le cas de « L’homme aux rats » dans Les cinq psychanalyses(7). Laquelle règle « fondamentale » exige de l’analyste une position se traduisant par des règles qui « créent à l’usage du médecin le pendant de la « ‘règle psychanalytique fondamentale imposée au psychanalysé. »(8) : absence de directives, attention également suspendue, neutralité, élimination de ses propres résistances grâce à son analyse personnelle, se garder de « l’orgueil éducatif » autant que de la « furor sanandi »… Et pour que la parole continue, lorsqu’elle est freinée ou arrêtée par une résistance à l’approche du noyau refoulé, l’analyste a à mettre en œuvre, sur cette base et singulièrement dans chaque cas, les moyens qui sont à sa disposition : relancer, encourager, rassurer « le moi qui se défend contre la pénétration d’éléments indésirables venus du ça inconscient et refoulé… »(9) Et, il est vrai, souvent en termes de lutte, avec un vocabulaire et des métaphores guerrières sur lesquelles on a pu gloser, en oubliant l’intelligence et le tact remarquables avec lesquels il procède par rapport à la résistance.(10) Et, enfin, pour construire et interpréter, quand les conditions s’y prêtent, à savoir, ces constructions, « que le patient soit lui-même si près de les saisir qu’il ne lui reste plus qu’un pas à faire, celui de la synthèse décisive. »(11)

C’est une « technéthique », donc, que l’analyste a à mettre en œuvre, dans les grandes comme dans les petites choses. Les grandes, notamment l’amour, pour lequel Freud indique que « Des motifs à la fois moraux et techniques l’empêchent de céder aux sollicitations amoureuses de sa patiente »(12). Moraux, il évoque « les fixations infantiles » qui font que la patiente « est dans l’impossibilité de disposer librement de sa faculté d’aimer », mais surtout, éthiques : « L’analyste ne doit jamais perdre de vue son but », la poursuite de la cure, afin que la patiente puisse, cette faculté, l’exercer, dans sa vie réelle, une fois la cure achevée. Il n’exclut pourtant pas la question des savoir ce qui se passerait si le médecin « profitait de la liberté dont disposent lui-même et sa patiente pour répondre à l’amour de celle-ci et apaiser son besoin de tendresse »(13). Eh bien, ce serait un « désastre total », pas pour la morale mais pour le traitement. Il évoque à ce propos l’histoire de l’agent d’assurances gravement malade et mécréant auprès de qui la famille réussit à faire venir un prêtre pour le convertir avant qu’il ne meure : après un long entretien, « le mécréant ne s’est pas converti mais le prêtre a contracté une assurance. »(14) Il le formulera ainsi plus tard dans « La question de l’analyse profane » : Répondre à la sollicitation amoureuse serait « tout à fait impropre comme moyen technique pour atteindre au but de l’analyse »(15), puisque cela permettrait à la patiente de reproduire sans retouche son « cliché inconscient ».(16)

Dans les petites choses, la position est là même, ainsi, Freud évoque quelque part (ou ?), ce cadeau qu’il a fait un jour à un patient d’oranges rapportées par son fils de la côte d’azur. L’interprétation du rêve raconté par le patient à la séance suivante amène Freud à conclure qu’il n’est pas opportun de faire des cadeaux aux analysants. Il ne s’agit donc pas d’une position surmoïque. Il évoque d’ailleurs, à cet égard, la différence, selon les langues, dans les avertissements à propos des fils tombés à terre : le français et l’allemand formulent un interdit, « Défense de toucher aux fils tombés à terre sous peine de mort » tandis que l’italien se borne à constater le risque, « celui qui touche le fil meurt ».

Il faut encore préciser que, dans les règles techniques qu’il énonce, Freud fait preuve de pragmatisme et de relativisme non seulement pour lui même mais aussi pour les autres analystes. Ainsi dans « Conseils aux médecins sur le traitement analytique »(17), il indique en préambule que ces règles se ramènent à une seule, la règle fondamentale, qu’il les a élaborées à partir d’une longue pratique dont il souhaite faire bénéficier les autres praticiens, mais aussi que cette technique est celle qui lui convient personnellement. « Peut-être un autre médecin, d’un tempérament tout à fait différent du mien, peut-il être amené à adopter, à l’égard des malades et de la tâche à réaliser, une attitude différente. »(18)

On est loin, on le voit, de la rigidification des règles techniques qui a pu s’ensuivre chez les postfreudiens sous l’autorité d’Anna Freud, tirant l’analyse du côté du contrat plutôt que du pacte, règles telles qu’a pu les codifier Edward Glover(19) ou encore Ralph Greenson dans son vaste projet en 8 volumes : The technique and practice of psychoanalysis. Règles dont on sait qu’il les avait à peu près toutes transgressées avec Marilyn Monroe(20). Sauf une au moins, celle de l’abstinence sexuelle. Et, elle, dont Nunnally Johnson a pu dire : Pour Marylin, le coït est le moyen le plus simple pour dire merci »(21), lui en saura gré : « vous êtes la seule personne au monde à qui je n’ai jamais dit de mensonges et n’en dirai jamais »(22), lui confie-t-elle sur la bande magnétique qu’elle lui laisse à sa dernière séance. Vous avez dit technique ?

Nancy, 14 décembre 2015.


Notes :
1. J’ai écrit sur ce sujet, sur le site freud-lacan.com (juillet 2010), une bluette, sous le pseudonyme transparent de Bob Nerton, « Une nouvelle thérapie transcendantale : la FPDR ».
2. Freud S., 1938, Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1992, p.41.
3. Freud S., ibid., p. 40.
4. Mais c’est vrai aussi du côté de la haine ou de l’hostilité à quoi le transfert négatif peut exposer l’analyste. Freud ne le développe pas tant le rapport à la résistance lui semble là évident.
5. Freud S., (1925), Autobiographie, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Idées/Gallimard, 1975, p. 35-36.
6. Freud S., 1915, « Observations sur l’amour de transfert », la technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975, p. 129.
7. Dans le journal de l’analyse, il évoque « les deux conditions principales ».
8. Freud S;, 1912, « Conseils au médecins sur le traitement analytique. », La technique psychanalytique, opus cit., p. 66.
9. Freud S., 1946, Abrégé de psychanalyse, opus cit., p. 47.
10. Cf. la puissante analyse chronologique, topique et structurale qu’il fait du « noyau pathogène » et des conséquences qu’il en tire pour son approche dans Freud s., 1995, « Psychothérapie de l’hystérie », Etudes sur l’hystérie, Paris, PUF, 1996, p. 232-241.
11. Freud S., ibid., p. 46.
12. Freud S., 1915, « Observations sur l’amour de transfert », opus cit, p.128.
13. Ibid, p. 123.
14. Ibid, p. 123.
15. Freud S., 1926, « La question de l’analyse profane » (Psychanalyse et médecine), Idées/Gallimard, 1950, p. 154.
16. il n’invoque jamais la question légale comme avait cru devoir le faire l’I. P. A., voici quelques 25 ans, après la parution de deux livres d’analysantes se plaignant d’avoir été séduites puis abandonnées par leur analyste, en rappelant à ses membres qu’avoir des rapport sexuels avec un analysant était non seulement moralement condamnable mais aussi pénalement répréhensible. cf. Bon N., 2005, « Des psychologues en ordre », freud-Lacan.com.
17. opus cit., p 3
18. Ibid, p. 3.
19. Glover E, , Technique de la psychanalyse, Paris, Les introuvables, 2001.
20. Schneider M., 2006, Marilyn dernières séances, Paris, Grasset.
21. Ibid, p. 398.
22. Ibid, p. 398.