En préparant cette intervention pour les journées, une réflexion que je m’étais faite après que Christiane Rabant et Marcel Czermak m’aient gentiment demandé de faire quelque chose, m’est revenue en mémoire : « quand même, pour ces journées sur la technique, on aurait bien pu se passer de moi ! » Évidemment, c’est une ânerie. Non pas bien sûr que cette intervention soit le moins du monde indispensable, mais tout simplement parce que lorsque la dimension de la demande de l’Autre, ici sous la forme de « on aurait bien pu » est convoquée, présentifiée, ce qui justement est impossible c’est de se passer du moi. Alors, quand même, je me suis dit qu’il convenait peut-être de tirer parti de cette ânerie et me demander si précisément la question qui me préoccupait n’était pas celle-ci : est-il possible, dans la technique psychanalytique que l’analyste puisse se passer de son moi ?
Je dois dire que je ne me sens pas très à l’aise pour aborder cette question car il existe une difficulté réelle à parler de la technique de la psychanalyse, et ce, dans la mesure où dans les termes, il s’agit d’une contradiction, d’un paradoxe. En effet, si une définition simple de la technique peut se formuler comme étant l’acquisition par l’apprentissage d’un savoir ayant pour fin une maîtrise, une telle définition s’oppose point par point à deux des recommandations majeures que nous ont légués Freud et Lacan : l’affermissement volontaire chez l’analyste de sa non-maîtrise et de son non-savoir. C’est-à-dire que la position de l’analyste n’est pas celle du petit malin qui esquive, louvoie, coince, traque, se tire des pattes mais bien plutôt celle de la dupe, dupe de son inconscient.
Dès le début de son enseignement Lacan on le sait suspend et renverse la question de l’analyse des résistances qui était au centre des débats concernant la technique psychanalytique, en formulant l’énoncé que nous rappelait hier Christiane Rabant : la résistance, c’ est la résistance du psychanalyste. La résistance, c’est-à-dire selon la définition de Freud ce qui altère, interrompt, suspend, la continuation du travail se produit ainsi lorsque surgit la dimension du moi de l’analyste, soit lorsque celui-ci se place en position de non-dupe. Cet énoncé de Lacan soulève néanmoins à mon sens au moins deux difficultés : si l’analyste résiste, pourquoi ou plutôt contre quoi résiste-t-il ? Mais également, se pourrait-il que cette résistance cesse, et comment ? Ces questions peuvent sembler dépassées dans la mesure où elles ont été abordées et semble-t-il résolues par Lacan dans les années cinquante, mais bien évidemment le problème est de savoir si elles le sont réellement. À cet égard, un exemple du paradoxe qui s’attache à la technique psychanalytique : si l’analyste entend et utilise comme une prescription cette nécessité pour son moi de s’effacer dans la situation analytique, il peut en résulter deux types de conséquences.
– dans un cas, cet effacement est maîtrisé mais dès lors c’est le moi qui opère cette mise sous le boisseau de ses préjugés et ce qui se produit chez l’analysant c’est par exemple la mortification, voire le mutisme.
– dans l’autre cas, la tentative échoue et il en résulte pour l’analyste une souffrance qui constitue un véritable point d’appel hystérique. Côté patient la conséquence est une revendication exacerbée, ou une bonne volonté dans les associations liée à l’identification.
– dans les deux cas, on peut dire que la façon de procéder constitue la définition même de la résistance et qu’il n’y a à vrai dire aucune différence entre cette attitude et celle qui consiste à faire du moi de l’analyste la référence, l’unité de mesure. C’est la même et il en résulte dans tous les cas un maintien de l’aliénation imaginaire de l’analysant.
On sent bien que concernant cette question de la résistance comme pour d’autres questions techniques, le problème mérite d’être posé autrement c’est-à-dire déplacé sous l’angle de l’acte du psychanalyste et du type de mise en jeu du transfert qui en résulte. Il est possible dès lors de reprendre la question de savoir contre quoi l’analyste est susceptible de résister, question à laquelle je répondrai ceci : l’analyste résiste, à proprement parler, contre sa mise en cause, c’est-à-dire, plus fondamentalement, contre la mise en cause du phallus. Il faut bien dire à cet égard que la technique, par la mise en place qu’elle opère d’un idéal de l’analyste, constitue une véritable défense pour l’analyste contre son acte. Seul l’acte psychanalytique pourtant, permet que soit mis en jeu le véritable ressort du transfert, autrement dit que l’analyse se fasse. C’est-à-dire que non seulement l’analyste devrait accepter sa mise en cause mais plus radicalement la provoquer, la susciter, la relancer à chaque étape du transfert et particulièrement lorsque l’analysant se situe dans le registre de l’idéalisation. C’est comme ça pour ma part que j’entends cette remarque de Lacan dans le séminaire XI, que l’analyste maintienne toujours la plus grande distance entre I et a.
L’acte du psychanalyste consiste donc dans l’offre répétée au patient de la perte, du défaut qui l’anime, afin que le sujet puisse le prendre pour la cause de son désir. C’est alors, mais alors seulement que la technique peut venir seconder l’analyste.
Je souhaite faire à ce point de mon exposé deux brèves remarques :
– la première, c’est que dans la mesure où l’acte psychanalytique restaure la dimension de l’agent chez le patient, soit dans la formule du discours psychanalytique a vers S, on peut dire que cet acte opère véritablement à l’encontre, à l’envers, à rebours du fantasme.
– la seconde remarque, que je reprendrai plus tard en conclusion, c’est que si l’on se fonde sur la définition de l’acte psychanalytique, la technique qui s’en déduit est fondamentalement, c’ est une tautologie, une technique active. Il est évident que dès qu’on s’avance dans ces problèmes de technique on se retrouve un peu coincés parce que, pour s’en tenir à cette dernière remarque par exemple, il ne suffit pas pour l’analyste de s’ agiter pour qu’il soit dans l’acte psychanalytique. Il semble pourtant que sur ce point un critère pourrait être retenu qui est celui du temps logique.
Une technique active donc ; en effet, on voit mal comment à partir d’une telle définition de l’acte, l’analyste pourrait se contenter de rester dans une expectative prolongée et répétée sans que se produise un engluement du transfert. Peut-être convient-il de considérer là encore l’alternance de l’actif et de l’expectatif comme l’équivalent de celle de la motion suspendue et de la relance du mouvement. Cela ouvre évidemment la question dont je ne sais pas si elle sera abordée aujourd’hui mais qui est à mon sens décisive, du temps dans la technique de la psychanalyse. Pour terminer, j’aborderai encore deux problèmes.
– Le premier que j’ai évoqué dès le départ en posant la question de savoir si l’analyste, dans la technique pouvait se passer de son moi semble se résoudre par ce que j’ai dit précédemment : effectivement, dans l’acte psychanalytique le moi de l’analyste s’efface du dispositif, de la situation analytique. Tout au plus, si la résistance venait à resurgir à un moment quelconque de la cure, cela témoignerait qu’en effet le moi de l’analyste s’interpose et qu’il fonctionne à nouveau dans le registre du fantasme. À lui d’en tirer les conséquences.
– Le second problème est celui de la technique de Lacan dont on peut dire assurément qu’elle fut liée à la dimension de l’acte psychanalytique mais dont on doit quand même se poser la question de savoir pourquoi elle n’a pas eu, loin s’en faut, les effets attendus, escomptés. Je vous proposerai pour tenter d’en rendre compte plusieurs hypothèses :
– La première tient à ce que les conséquences de la pratique de Lacan sont énormes ; pour envisager la seule question que j’ai abordée aujourd’hui, celle du moi, convenons que la perspective de son effacement, de sa disparition ne peut pas aller plus à l’encontre de la civilisation à laquelle nous participons et pour qui en effet le moi, le narcissisme, constitue par excellence la valeur. C’est d’autant plus difficile pour un sujet, analyste ou pas, de se soutenir de ce vide, que le discours psychanalytique, qui ne prône justement d’autre valeur que celle dérisoire de l’objet a, n’est au mieux qu’à l’état d’ébauche.
– La seconde hypothèse serait que peut-être la technique de Lacan aurait été insuffisante dans la mesure où il paraît possible de proposer comme interprétation, comme acte, en plus des jeux sur le signifiant, scansions, coupures… ce qu’il en serait d’un dire ayant la même fonction équivoque. Que ce dire fût prononcé par Lacan au Séminaire rendait éventuellement difficile, peut-être pour des raisons tenant à l’espace, qu’il fût entendu.
– La troisième hypothèse pose la question des limites de la psychanalyse et notamment qu’il n’est pas en son pouvoir de faire tomber les défenses contre la castration ; c’est finalement au sujet d’en décider. Dans la même ligne on peut se demander si les conséquences de la pratique de Lacan n’entraînent pas quelque effroi chez les psychanalystes eux-mêmes. Parce qu’après tout une pratique lacanienne, dans la mesure où elle vise, comme Lacan le fait remarquer dans s la troisième la réduction et même la disparition du réel du symptôme, pourrait entraîner en cas de réussite, la disparition de la Psychanalyse.
– Enfin, dernière hypothèse, il est un fait bien connu que Lacan a toujours eu au moins dix ans d’avance. Je m’arrêterai sur cette remarque dont je ne sais vraiment pas si elle est optimiste ou non.