Extraits : Retour sur la fonction contemporaine dans la clinique contemporaine de Louis Sciara, paru le 14/11/2016 chez Érès.
[….] Le point de départ de ma réflexion portera sur l’assertion lacanienne du « déclin social de l’imago paternelle » 3, tel que Lacan le circonscrit en 1938 dans ce texte tout à fait remarquable, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu ». J’y ferai retour en situant cette dénomination dans le contexte historique et sociologique de l’époque. J’essaierai de mettre en valeur la teneur et l’importance contemporaine de ce déclin. L’expression ne signifie pas qu’il n’y a plus ni père, ni Nom-du-père. J’y entends que le déclin en question est quasi-synonyme de déclin du patriarcat. En atteste l’évolution sociale et juridique de la place et du statut du père dans les familles, à partir de l’approche qu’en a eue Durkheim à la fin du XIXème siècle, celle à laquelle fait référence Lacan dans l’article cité. Une analyse approfondie s’avère indispensable. J’insisterai sur l’importance capitale du chemin théorique à parcourir pour préciser ce que Lacan a voulu souligner par « déclin social ». Je n’en conteste d’ailleurs pas la pertinence dans le champ du social. Pour autant, la question du père ne peut être jaugée, d’un point de vue psychanalytique, qu’à la mesure de son ancrage dans les lois de la parole et du langage, engendrant une controverse d’interprétations sur ledit déclin.
L’enjeu est de taille puisque le déclin lui-même n’est pas unanimement reconnu. Du moins fait-il l’objet de diverses interprétations quant à son retentissement clinique, le « déclin social de l’imago paternelle » n’étant pas synonyme de déclin du Nom-du-père. Certains psychanalystes estiment que, déclin social ou non, la fonction paternelle et les structures cliniques dévoilées par Freud (névrose, psychose, perversion) sont immuables, que les tableaux cliniques ne changent guère. D’aucuns, dont je fais partie, reconnaissent l’importance de ce déclin, ses effets repérables dans la phénoménologie clinique contemporaine, mais sans remettre en cause la pérennité des structures cliniques et de la fonction paternelle. Ils s’interrogent et interprètent différemment les nouvelles modalités symptomatiques et transférentielles rencontrées : pente vers « la psychose sociale », clinique de la « perversion ordinaire », « clinique contemporaine des névroses » qui s’exprime selon diverses composantes4. D’autres enfin considèrent que la clinique d’aujourd’hui recèle de nouvelles structures cliniques qui ne sont plus centrées par la fonction paternelle et qu’ils s’efforcent de caractériser… mais, sans vraiment y parvenir, à ma connaissance.
Seule la lecture du Réel de la clinique permet d’éclairer un tel débat et de rendre compte des éventuelles conséquences structurales individuelles du déclin social du père, c’est à dire de son potentiel retentissement sur la fonction paternelle.
[…] Les trois cas cliniques que j’évoquerai dans cet ouvrage permettront de relancer les questions qui n’avaient que partiellement été traitées dans Banlieues. J’interrogerai surtout ce qui en résulte pour la fonction paternelle. Peut-on déduire de ce déclin qu’il est en soi l’effet social d’une altération de l’assise symbolique de cette fonction, pour ne pas dire de la nomination symbolique ? A l’inverse, constitue-t-il aujourd’hui le facteur déterminant qui malmène la fonction paternelle ? L’évanescence progressive de l’autorité du père, voire sa disqualification, la dénonciation ou même la vindicte qu’il suscite parfois, contribuent-elles à modifier cette fonction ? Dans quelle mesure la fonction paternelle serait-elle menacée de désuétude et même d’obsolescence ? Ne serait-elle pas plutôt une fonction intemporelle, inhérente à notre condition humaine, celle qui fait de nous des parlêtres, des êtres qui énoncent la parole, qui sont assujettis aux lois du langage et structurés par le désir qui les interpelle, chacun le temps d’une vie ?
La différenciation entre phénoménologie (variabilité des phénomènes) et structure (invariance de la structure subjective) s’avèrera précieuse pour répondre à ces questions. Elle servira de fil conducteur au troisième objet de mon ouvrage : celui de mettre au travail la question de l’invariance de la fonction paternelle pour essayer de démontrer qu’elle relève de ce que j’ai pris la liberté d’appeler un « principe d’invariance », à l’appui des conditions structurales qui régissent les lois du langage, parce que ces lois sont ce qu’elles sont, qu’elles sont pérennes, indépendantes des mutations sociales, culturelles, sociétales, y compris celles qui sont induites dans le monde actuel par l’hégémonie mondialisée du néo-libéralisme financier avec les dérives scientistes et égalitaristes qui en découlent.
En conséquence, je consacrerai un chapitre aux notions scientifiques d’invariance et d’invariant. Le lecteur pourra constater l’écart inévitable qui ressort des différences d’approche du Réel et du sujet entre le discours de la science et celui de la psychanalyse. Cela pose inévitablement la question de la pertinence de l’analogie qui consiste à appliquer ce qui relève de l’invariance au champ de la clinique. L’écart tient du Réel, c’est-à-dire de l’impossible. C’est aussi le pari de mon élaboration que de le mettre en exergue. A cet effet, je préciserai d’emblée au lecteur que les invariants sont les éléments de référence, ceux qui ne varient pas dans des conjonctures qui, elles, se transforment et évoluent. Ce sont les indicateurs qui permettent de vérifier l’invariance d’une loi, d’un système, d’une théorie. Quant à la notion d’invariance, elle ne vaut qu’à l’aune de la notion de transformation. Invariance et transformation sont indissociables. L’invariance rend compte de la conservation et de l’invariabilité d’un système ou d’une structure soumis(e) à une transformation.
Autant souligner qu’à l’échelle des structures du langage (les discours) et des structures cliniques, pour vérifier le « principe d’invariance » de la fonction paternelle, ce ne sont pas les écueils qui manquent. En premier, le choix des invariants est déterminant. Or, il dépend aussi de l’impact de la culture sociale et politique d’une époque. Il participe de ce qui différencie la clinique psychanalytique, une clinique du transfert, d’autres cliniques, biologique, comportementale, cognitiviste, épidémiologique. A l’ère de l’hégémonie du DSM, il est clair que les items, donc les invariants, de cette classification pseudo-athéorique et descriptive, n’ont pas grand-chose en commun avec la sémiologie psychiatrique des classiques et strictement rien à voir avec les invariants de la psychanalyse, qui sont ceux de la structure du sujet, que je serai aussi amené à préciser. De plus, un second écueil tout aussi massif se dresse. Pour jauger le bien-fondé ou non de l’invariance de la fonction paternelle, de sa pérennité, tout va dépendre de l’acception qui est retenue de cette fonction, au fil des élaborations de Freud et de Lacan. Les avancées logiques et topologiques de Lacan à la fin de son enseignement, ainsi que l’évolution des mœurs dans les sociétés démocratiques occidentales, nous indiquent clairement qu’on ne peut plus se contenter d’appréhender la question de la fonction paternelle à partir d’un agent paternel assimilé au pater familias tout puissant d’autrefois ou sur les seuls fondements du père symbolique. En articulant le père mort, père symbolique chez Freud, au signifiant du Nom-du-père, puis aux noms-du-père, Lacan introduit au Nom-du père Réel. Il va ainsi nouer le père symbolique – cet au-moins-Un de l’exception qui fonde la castration dans les formules de la sexuation, celui aussi qui correspond au père de la horde primitive selon Freud – avec le Réel de la jouissance du père. Ce Réel témoigne de ce qui échappe à la castration. Il rend compte de ce qui déborde la jouissance phallique, sexuelle, inscrite dans la transmission du dire du père.
Tous ces éléments théoriques contribueront à définir les invariants sur lesquels je prendrai appui pour mettre au travail l’invariance de la fonction paternelle et ce que j’érige en « principe d’invariance ». […]