Ça pouvait se présenter initialement comme un mot d’esprit, une boutade, une blague de ce patient – appelons le M. Originaire – s’adressant àmoi son médecin. De l’humour noir. Comme une raillerie métonymique voire un brin sarcastique, un clin d’œil face àla mort. En effet, ce jour-là, ce jour du diagnostic différentiel entre une défense obsessionnelle (celle d’un obsessionnel recherchant la dispense de castration tout en cherchant àcontinuer àêtre pris au sérieux au titre de la reconnaissance statutaire) et une psychose, ce patient me parle de la coïncidence dans le temps de son propre déménagement dans son nouvel appartement avec le fait qu’il venait d’assister àdes obsèques et un enterrement. Il me dit : « c’est la même chose; l’enterrement c’est un déménagement; le corps est là ». Encore un trait d’esprit recevable jusqu’au moment oùil conclut avec un air allusif entendu: « le problème c’est les corps; les corps, ils sont là ». Il ajoutera plus tard: « et les corps, ils sont forts ». « C’est la force ». Il nommera aussi ce phénomène « l’appel ». Cette phrase (« les corps ils sont là ») sera dorénavant repérable par l’insistance de sa répétition dans sa parole. C’est son symptôme. Sa maladie. Les corps, ils sont là, déballés, mis àplat sur la table. Mais là, dans ce « là » lui-même, dans ce lieu d’être du signifiant, dans cette mise en place de sa temporalitélogique, dans ce moment identificatoire conclusif qui fusionne en un trait unaire le et les, la chute de l’histoire n’est guère drôle… L’effet de retour de ce qui pouvait se croire encore comme refoulé, s’interpréter encore comme ayant affaire au refoulement, se manifeste non plus dans la complicitéd’une possible équivoque avec l’interlocuteur, mais dans un implacable effet de retour de la structure symbolique qui le constitue et l’origine comme tel. L’erre de ce qu’on pourrait croire être sa métaphore n’est plus dans la métaphore. Son origine àlui, c’est tout simplement que le mot fait àla fois la chose et sa représentation. Et sa structure est là, dans un effet de retour sur elle-même, dévoilée, àciel ouvert dit-on, car en unitéde temps, de lieu, de nomination, de représentation, la chose apparaît làdirectement sous ses yeux (et les notres, àcondition de l’entendre) dans un effet de nomination première, originaire oùchaque mot, chaque élément qui pourrait être un signifiant devient un nom propre. Il « s’autonomme » comme il « autonomme ». Il génère (comme il est générépar) une langue dont la découpe et les césures obéissent au respect total du nom propre àla chose.
Il est arrivéd’ailleurs àdétacher le temps du début de sa maladie dans un instant de voir de l’histoire familiale tout àfait repérable (quand l’association libre et la remémoration nous ont fait passer par ce moment de sa biographie). Un événement qui pouvait tout aussi bien passer inaperçu car énoncédans le monotone et le monocorde de n’importe laquelle des anecdotes de sa vie, qu’il relate àla façon détachée du touriste qui visiterait en passant un lieu. Du reste tout est anecdotique dans sa parole malgréla précision de la découpe nominative. Mais l’effet de retour quant àlui porte la marque de l’exception exclusive. Car il s’agit d’un temps oùl’affaire s’est ficelée dans le semblant même qui l’a constitué, et continu àle constituer. Mais le tout se bouclant dans une unité, un trait unaire « 3 en 1 » oùl’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure se sont noués en continuitéautour du coinçage d’un objet perdu. Une inclusion excluante qui ne cesse pas de s’écrire, pourrait-on dire. Tout est donc parti d’une phrase du père et de son interprétation au pied de la lettre autour de la question de la vie, de la mort, et de la représentation; l’ensemble s’articulant avec la filiation sur trois générations. Là, il y aurait eu du rapport sexuel sur trois générations[1], si l’on suit Lacan dans la leçon du 11 avril 1978 oùil souligne « la triplicitéqui fonde la succession des générations ». « Il y en a trois, trois générations entre lesquelles il y a du rapport sexuel » dit-il àpropos du nœud de trèfle. « Cela entraine bien entendu (c’est le cas de le dire) toute une série de catastrophes ». Ici, c’était donc lors de la réouverture du caveau familial, pendant l’enterrement d’un oncle paternel suicidé, oùun problème de placement des corps s’est alors posé, obligeant àune réorganisation avec des transferts de places. Le patient, àcette époque âgéd’environ 6 ans, avait étédispensé, du fait de son jeune âge, d’assister àl’événement. De retour àla maison, il écoute soigneusement la parole du père relatant les faits: « le corps du grand père Originaire » dit le père au fils « eh ben il était toujours là!… » Une équivoque semblerait encore possible àla réception de ce message et l’écoute peut tout àfait passer àcôtédu fait qu’ici il n’y en a pas eu et qu’il n’y en a pas. D’ordinaire pour le parlêtre, ce pauvre pêcheur qui articule ses signifiants àpartir du refoulement originaire, soit du nœud borroméen à3, l’hypothèse que contient la métaphore se met automatiquement en place : ainsi l’existence que constitue la fonction nœud ne peut se trouver incluse dans la consistance même et dans l’enchaînement des mots. Ceci se trouve fondamentalement exclu. Le Réel est hors sens. Encore alors faut-il entendre ici, dans cette paranoïa blanche qui passe inaperçue, qui se transmet en douce sans aucune perception d’inconvenance sociale, que l’interdit de l’inceste est franchi. Dans ce que laisse entendre l’entre des dits du patients peut s’entendre le corps dit (le corps nommé), la représentation du corps, et le corps de la structure même qui supporte le nom, le tout formant une unitépar la mise en continuitédes 3 éléments enserrant le coinçage de l’objet. Et par retour de l’effet d’envers du nœud de trèfle, dans son équivalence àune bande de Möbius à3 demi-torsions, apparait dès que nommée la chose qui se trouve làdans son antre perçue. C´est ce que l’on peut entendre quand le patient dit : « les corps (le corps de la nomination) ils sont là, ils sont forts ». La dit-mansion chez lui est une seule et unique maison, maison pour le dit, et qui s’est architecturée en nœud de trèfle. Làil coince la chose. Làil sait. Làêtre et avoir se confondent. Il n’y àplus d’équivoque entre « il sait » et « il s’est » qu’on peut alors écrire aussi dans une analogie de confusion au sens de fusion une : « il s’ai ». Savoir, être, avoir et le s apostrophe de la division sont confondus en une entitécommune qui coince la chose… Làest son savoir et son avoir d’homme.
De l’autre côtéil y a les femmes. Et les femmes, dit-il (notamment àpropos du suicide ou de la mort), « elles savent ». Ce que lui n’a pas, le déficit, le manque, le ratage dans son savoir, elles, les femmes, elles l’ont. La seule possibilitéde négation qu’il a passe par la sexuation bipartite : Adam et La femme. Et lui, il demeure dès lors le messager du verbe, qui vient juste d’atterrir du paradis mais restant encore perché, fixédans cette communion de l’instant, du temps et du moment. De voir, de comprendre et de conclure dans la même temporalitéoriginaire.
Est-il possible d’entendre justement ce différentiel (d’une métonymie sans équivoque) dans ce diagnostic de structure sans la topologie nodale ou bien celle des coupures?
Ça me parait douteux, car sans l’appui sur cette formation, sur ce type de représentation en rapport direct avec la structure, comment entendre la psychose chez ce patient tenant par ailleurs un discours tout àfait normal, apparemment bien inséréau regard du social, parfaitement respectueux des injonctions du signifiant maître nommant.
Certes dans ce parler châtiésur un ordinaire, une vie courante traitée en parole avec une précision quasi épistémologique et sans approximation, il pouvait se repérer d’autres éléments curieux conséquents de la structure en cloverleaf.
Par exemple, il n’y a pas dans son discours de négation ou de trace de « ne » explétif. Cela pourrait passer pour une paresse, une faute grammaticale ou un effacement rhétorique banal de la trace de l’énonciation. Mais sa systématisation nous interpelle. Il ne dit jamais: « je ne l’ai pas » mais toujours « je l’ai pas ».
La dichotomie de sa forclusion structurale se retrouve ici. Le monde pour lui est séparéen 2 : il y a les méchants et les gentils. Àsavoir ceux qui croient qu’il blague (lui qui ne blague jamais!) et qui du simple fait de l’inclure dans la communautéparlante lui font ce crédit, alors que lui s’enfonce toujours un peu plus dans l’exclusion ne pouvant rejoindre la communautéde cette blague : eux, ce sont les méchants. La mauvaise blague en l’occasion -autrement dit le symptôme – aurait pu peut-être advenir lors d’un accident du travail qui lui est arrivé. Sans aller jusqu’àune lecture par l’acte manqué, qu’il est la plupart du temps très difficile de faire entendre dans ces cas-làd’accident du travail au vu des enjeux des bénéfices dits secondaires, on peut néanmoins remarquer que la tentation clinique fréquente est de jouer de la situation pour obtenir une dispense grâce àune invalidation. Ses collègues lui font donc ce crédit. Ses patrons l’en suspectent. Mais lui constitue alors son éjection du monde du travail àl’origine de l’étiquetage de sa maladie et du motif initial de sa consultation au cabinet… Les gentils en revanche sont ceux qui respectent – tout de même! – les nominations premières sans blaguer. C’est-à-dire les sérieux qui le prennent au sérieux. Notamment les médecins et leur nosographie. En effet si on le nomme dorénavant comme impropre àtravailler, s’il ne peut plus porter le nom de travailleur, il lui faudra bien un autre nom appropriéàqualifier sa nouvelle situation.
Par rapport àla jouissance, il ne peut pas dire qu’il jouit ; on pourrait plutôt dire qu’il est joui par les mots, qu’il est programméen golem par eux. Il s’exécute.
Ainsi, quand je l’interroge par exemple sur son rapport àl’observance du traitement psychotrope, il répond: « les médicaments, il(s) se prenne(nt) ». Il ne peut jamais formuler: « je les prends ». Puisque c’est l’autre, le médecin qui sait. Il lui a étéprescrit une canne béquille àun moment, elle ne lui est aujourd’hui d’aucune utilitémais il ne peut s’en séparer et la trimbale dorénavant toujours avec lui sans pouvoir s’interroger ou critiquer la pertinence de cette observance. Le prescripteur de cette suppléance orthopédique a pris depuis sa retraite. Néanmoins, comme il dit, « je préfère pas aller en consulter un autre ». Impossible pour lui d’interroger ou de réactualiser l’indication de cette prescription. Il reste le disciple fidèle de ce qui a étédit. Et malgréle transfert mais puisque ce n’est pas moi qui l’ai originellement dit, il reste tout aussi indifférent quand j’en remets en question la nécessité. De fait, il n’a aucune revendication d’aucune sorte. Aucune initiative. Qu’on lui dise de faire et il fait, pourvu qu’on soit le premier àl’avoir dit.
Il reste indifférent àla responsabilité. Cette dialectique lui est étrangère. Ce qui n’a pas manquéde s’éprouver sans que pour autant lui, comme sujet, il ne l’éprouve. C’était lors d’un procès en responsabilitédans une affaire d’accident de la route oùil a étéjugécoupable en tant que conducteur, car des dommages sur tierces personnes avaient étécausés. Il a acceptéce jugement puisque c’était dit ainsi. Mais il n’en demeure pas moins indifférent, puisque làil n’éprouve rien et que donc c’est le juge qui sait. Il ne peut ni s’approprier ni se défendre de l’acte, fut-ce-t-il manqué.
Il en va de même quand il énonce àpropos d’untel : « il s’est suicidé ». Car la dichotomie y émerge ànouveau. Ici, ce sont les femmes qui savent : « mais, les femmes, elles savent » dit-il d’un air entendu. Et les hommes ils sont littéralement suicidés sans que l’on puisse dire – comme il le précise – qu’ils se sont suicidés. « Il y a eu un suicide ». Et pour lui tous les « suicidés » sont suicidés, nommés Suicidéqu’ils sont. L’adjectif devient l’attribut d’une lignée oùtous les suicidés en sont porteurs comme trait commun. Il ne peut faire l’hypothèse au cas par cas d’untel ou d’untel qui se serait suicidé. Ils sont tous qualifiables d’un adjectif qui devient nom propre, nom de famille. Ils sont « Suicidé ». On les appelle suicidéet àl’appel de ce nom ils répondent par la chose elle-même en acte, tout libre-arbitre étant écarté. Pour M. Originaire, il est impossible d’envisager qu’aucun dit-suicidéaurait pu vouloir se suicider. Les uns comme les autres, c’est du pareil au même sans place pour quelque différence que ce soit.
Les formulations du même type se démultiplient : « il s’est parléde », au lieu de ce qui serait « nous avons parléde ceci ou de cela ». Et quand il dit « il s’est passé »: il y passe, il trépasse, en même temps qu’il s’est passéet qu’il le raconte. Le récit l’exécute.
De même son énigmatique « ça je l’ai pas; ça je l’ai » révèle la confusion sans distinction entre avoir/savoir/s’avoir (au sens de s’auto-avoir) et être. Ainsi, « il s’est » ou « il sait ». Côtéhomme ça donne « il s’est suicidé ». Il s’est passéça et ça s’autonomme « suicide ». Côtéfemme ça donne « elles savent » et làça s’arrête làsans rien àajouter… Il s’est passéle nom suicide. Et le nom suicide devient le nom propre de sa chaine filiale de transmission. Et dit-il « c’est pas fini, ça va continuer ». S’agirait-il du continuum décrivant comment cela peut traverser les générations, cette « maladie de la mort » comme il l’appelle? En monde parallèle en quelque sorte, et àl’infini de la nomination…
« Voilàce qui s’est passécette semaine » est la phrase avec laquelle il ponctue nos entretiens. Il est relatécomme il relate: il s’est relaté; il sait relaté; il sait en tant que relaté; « il s’ai » venant àla place d’un « j’ai ». Il se je a lui-même en tant que relaté; son je final (le sujet de l’énoncé) contient mais dans la même consistance son je qui pourrait être celui de l’énonciation et qui de fait est exclu. Il sait comme « il pleut »… Comme « il s’est passé » sans que lui comme sujet ne puisse jouir, ou se compter en tant que sujet d’un désir au passage ou même d’un sujet dont il pourrait faire l’hypothèse. Lui comme relatant n’y est pas, et n’a pas pour lui lieu d’être, le laissant dans cette indifférence qui ne revendique même pas l’hypothèse qu’il aurait pu advenir àl’existence. Puisque somme toute il est là, coincédans son « Dasein »…
Il lui reste néanmoins une énigme au savoir et toujours un point de savoir qui lui échappe et entretient son questionnement. La voix de la révélation n’est jamais loin des corps, ces corps du signifiant qui ne lui viennent pas mais qui sont làtout autour de son monde de noms propres. Sans que pour autant aucune révélation ni hallucination positivée ne se déclenche. Sont-ils, ces autres corps du signifiant, les négatifs comme nœuds borroméens de son propre nœud de trèfle, tous 2 centrés autour du coinçage de l’objet?
Du Un nommant et nomméàson objet, il y a du rapport, mais de 3 en 1… Sans complexité, mais peut-être pas sans irrationnel. Irrationnel qui, ne le risque-t-il pas, menace de se positiver s’il se refend un peu trop de rationalisation àpropos du rapport de 2? En effet, une bande de Möbius à3 demi-torsions, quand elle se refend, ne génère-t-elle pas une bande à4 demi torsions? C’est-à-dire une division qui sans impair arrive au pair, àun nombre pair de demi-torsions, et donc bascule dans une surface biface. Biface, c’est-à-dire divisible par 2 (ce qui diffère de la topologie de la division du sujet) avec menace ségrégative d’hallucination de l’autre côtéou de passage àl’acte avec éjection.
Mais pour l’heure sa Spaltung questionnante s’arrête làet il n’est que le messager encore vivant mais déjàmort porteur du message. Il est le manifeste que ça parle en tant que nous sommes parlés, mais d’une parole autonome oùle corps du signifiant en sa consistance même fait retour dans son champ de la représentation en montrant qu’il inclut le coinçage de l’objet dans une nomination pemière oùle mot et la chose deviennent pur rapport. Il se trouve au plus près de ce qu’on pourrait imaginer de l’origine, du « au départ fut le verbe ». Il est, il baigne, pourrait-on dire, dans « la connaissance de cause ». C’est le cas de le dire, c’est le cas de ce dire qui se dit comme fait, mais ici sans être « oubliéderrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Mais du coup, du « en connaissance de cause » il se trouve exclu. Làoùil est, ça ne blague pas! Nul mot pour faire mot d’esprit.
M. Originaire est-il ce qu’on pourrait appeler un vrai athée? En effet, il ne croit pas en dieu. Ça, il peut le dire au titre du je. Non pas qu’il rejette, non pas qu’il s’en défende. Il peut tout àfait se rendre dans une église ou bien avoir fait baptiser sa progéniture, mais uniquement parce que sa femme le voulait. Alors que lui-même reste dans une indifférence totale àl’égard de cette implication. La nomination propre dans laquelle il baigne exclut l’hypothèse ou la croyance. Elle inclut la perception dans le coinçage du regard: vrai, véritéet nomination sont en continuitéautour du coinçage de l’objet, et le fallacieux du symbolique il ne l’a pas. Tout est contenu dans le nom propre et sa folie réside dans l’épissure des trois registres en un. « Ça s’continue » dit Lacan dans le Sinthome quand il définit la folie comme épissure, c’est-à-dire absence de distinction et confusion une par la mise en continuitéd’au moins deux registres[2]. Ça se compte nu, ça, ce contenu… ce contenu du nom propre. Dans cette leçon du 10 février 1976, Lacan évoque le nœud de trèfle et définit topologiquement àson propos la Folie par l’épissure même, àdistinguer d’ailleurs du phénomène d’épiphanie. Est-ce pour cela que M. Originaire se trouve tant intriguépar les néo-trous du corps qu’opèrent les chirurgiens dans leur geste « d’ouverture et de fermeture » et leurs nominations si étranges? Lacan s’appuie sur la force de l’imaginaire humain afin de nous faire entendre comment elle dirige notre intuition et la sensation de vrai qui en découle. Il l’assimile àla force de la sphère et donc du cercle ou de la corde, et ce dans tout instant de voir (le voir instantanément) oùlà, la saisie totale sans obstacle àson expansion concentrique, parait encore possible en consistance. Englobante, concevable, saisissable avec la main « begriffable » par un sentiment de prise sur le vrai. « C’est tout ce qui reste àl’espèce humaine de support pour le rapport » nous dit-il. Mais le Réel ou l’objet a ne constituent pas un espace mais un obstacle àcette expansion. Le trou que constitue l’objet a coincéfait aspiration par le trou corporel dont il est émis (point aveugle du regard, bouche qui suce…). Chez ce patient c’est aussi ce coinçage qui fait obstacle et force aspiration de ce qu’il nomme « l’Appel ». Sauf que ce coinçage s’inclut dans la structure de la consistance même. Aboutissant en quelque sorte àce qui serait la « vraie nomination », la nomination originaire dont on rêve tant et vers laquelle les prières se tournent! Pourtant cette vraie nomination n’est finalement souhaitable àpersonne étant données ses conséquences sur la vie subjective. Même Joyce qui peste tant contre le fallacieux de la nomination de son père, par rapport àce qu’il estime qu’il devrait être pour en atteindre la hauteur du nom, d’un nom parfaitement appropriéàla chose, rate son coup. Lacan nous présente alors le lapsus de nœud de trèfle. Cette erreur nécessiterait réparation, conduisant le sujet àson œuvre et sa vocation existentielle. Lacan définit aussi dans cette leçon la castration comme la transmission phallique de père en fils au moyen du symbolique. Pas pervertie comme l’imaginaire du mythe du chrétien qui dans son masochisme devrait accepter de se faire passif par rapport àun père qui serait tout puissant (certes actif mais alors le plus souvent sadique étant donnéles souffrances terrestres). Làaussi il y a obstacle àcet imaginaire. Ça n’a pas ce type de rapport entre le père et le fils puisque la transmission est symbolique et « annule le phallus [imaginépositivé] du père avant que le fils ait le droit de le porter ». Soit, le nœud borroméen à3[3]. Or Lacan fait ainsi remarquer que dans sa folie de transmission ratée, Joyce se doit de réparer. Mais, ajoute-t-il, ce n’est pas un privilège. Cette folie n’est pas si éloignée de cela finalement que la folie d’une transmission qui se croirait réussie dans le fantasme ordinaire. En effet, une confusion fréquente y a aussi lieu entre Vrai et Vérité, entre Réalitéet Réel. Prendre ses rêves pour la réalitéa souvent fait remarquer Lacan, ne sont dans le fantasme qu’une seule et même chose qui ferait qu’endormi ou éveilléle rêve du fantasmeur n’en continue pas moins. Notamment dans des axiomes du genre: « on ne pourrait croire qu’en ce qu’on voit » ou « on ne pourrait saisir que ce qu’on pourrait comprendre ». Or la clinique nous montre combien ce type d’axiomes de représentation génère finalement un « tu vas voir ce que tu vas voir et n’en croire pas tes yeux » ou un « je suis nul, je n’y arrive pas » làaussi àl’origine de pas mal de problèmes!… Car se repérer ou se retrancher ainsi dans cette organisation fantasmatique repose sur une indistinction du registre du Réel (la vérité) et de celui de l’imaginaire (la compréhension du vrai) en grand 8 dont le Symbolique assurerait la tenue par la nomination et le coinçage dans le nœud du fantasme proposépar Lacan. C’est bien cette folie qui conduit às’imaginer être « le véritable fils de », ou bien encore se croire « la digne fille de », ou même se croire « l’authentique père de ». Folie fantasmatique somme toute très ordinaire… Dans le cas de M. Originaire, il s’agit encore d’une autre folie, car lui ne veut pas réparer cette nomination première perdue et se faire reconnaître ainsi comme le vrai fils de, dans son dire. Je dirais que c’est Adam juste tombédu paradis, déjàempêcheur de tourner en rond, mais n’ayant pas àrevendiquer la véritable place de la nomination car tout bonhommement en train de le faire dans un monde oùpar sa bouche ont lieu de pures nominations premières. Alors que « tenir parole » pour tout un chacun n’est finalement que sa propre interprétation, sa propre version des noms du père en leur nouage même de signifiants produisant une existence subjective plus ou moins àl’insu du sujet…
Une dernière petite remarque frappante avant de conclure: M. Originaire s’est mariéavec Mademoiselle Faiténoncé… Et elle, d’après ce qu’il me décrit, la langue elle l’aurait bien pendue… En effet chez lui ce sont les femmes qui parlent et savent, et lui qui écoute et est nommé. Et quand il parle, il ne se contente que de relater, comme on pourrait le faire dans un rapport d’expertise en nommant les choses de façon explicite. Puisque quand il parle il ne fait que nommer. L’endogamie épuisant le filon, son propre frère àépouséla sœur de sa femme. Je passe sur les jeux de mots des croisements coïncidents des prénoms dans les alliances ou de ceux de la prénomination des enfants car ce serait trop identifiable; et que surtout ces points d’arrêt ne sauraient faire pour lui mots d’esprit et entendement d’une interprétation analytique sur la structure de l’équivoque. Car sa propre structure auto générée par l’effet de retour de nomination première lui est de toute façon accessible en sa perception même sans refoulement et sans équivoque…. Le corps nommé, vu et éprouvéest aussi bien le corps du nom lui même perçu en direct et ressenti par l’effet-retour de la traversée des 3 demi torsions de sa structure en cloverleaf.
En l’absence de mots d’esprit, soit d’équivoque, une conclusion dramatique est toujours très proche et ne tient qu’àun fil : en effet, la seule solution, le seul traitement qu’il verrait àsa maladie et sa transmission serait la destruction du corps. Le meurtre de la chose? C’est pourquoi il envisage sa crémation une fois, comme il dit, « ce qu’on appelle mort ». Et comme pour lui ce qu’on appelle vie est aussi bien ce qu’on appelle mort et vice-versa – car le Symbolique, le Réel et l’Imaginaire sont en continuitéet ne tiennent qu’àun fil – il peut dire froidement que « vivant il est déjàmort : c’est la même chose ». Ou bien que les morts sont toujours làen vie dans le corps même des mots comme noms propres. La conduite de la cure est donc toujours brûlante. Ainsi, lors du dernier acte en date, qui aurait pu être manqué, c’est bien au cours d’un accident de sa propre conduite qu’il a failli détruire effectivement le corps de sa femme et de quelques autres… Serait-ce sa seule voie pour advenir àl’ex-sistence? L’acte manquérisquant ici de prendre une tournure par trop réelle, non plus dans le semblant mais dans le « sang rouge », pour reprendre une expression lacanienne.
Alors comment ai-je conduit intuitivement au départ et comment je conduis aujourd’hui, peut-être un peu plus en connaissance de cause, cette cure? Je dirais que, d’une part j’évite de pousser ses questions du côtéd’une refente. Car comme nous le fait remarquer Lacan[4] il y a bien équivalence entre le nœud de trèfle et la bande de Möbius à3 demi-torsions. Or la Spaltung de ce type de surface génère une bande ànombre pair de demi torsions (ici 4), mode de positivation hallucinatoire toujours possible de la structure, oùle bord devient biface dans un rapport divisible par 2. Mode de rationalisation toujours possible de son irrationnel àlui? Mais alors il est ànoter qu’il pourrait être aussi bien celui d’une division du sujet dont la structure serait une bande de Möbius à1 demi-torsion refendue[5], mode de notre pente paranoïaque ordinaire? La voix identifiée mais inentendable chez lui coincée au plus près de la révélation risquerait bien alors de se matérialiser de l’autre côtéet je n’y verrais pour ma part aucun progrès.
D’autre part, dans ce nœud de trèfle réussi et hérité, mon intervention se borne àessayer de coincer ailleurs un autre objet par mon désir et àintervenir comme sinthome àun endroit quelconque des croisements de son nouage comme s’il y avait làun ratage[6]. Je manifeste par mon incompréhension mais mon intérêt dans l’échange que je ne suis pas compris dans son système. J’y grefferais de l’interdit de l’inceste làoùpour ce patient l’inceste serait littéralement dit entre.
Pour finir, il est intrigant de voir comment certains sujets qui ne portent pourtant pas ce lourd héritage, viseraient néanmoins àatteindre cette connaissance de cause àl’origine par le biais de ce qu’on pourrait appeler une « vraie nomination ». Le nom propre àla chose ou le dernier mot dans la reconnaissance s’y équivalant? Mais, fort heureusement pour eux, ils échouent dans leur passion et échouent sur l’îlot de leur dit, au centre de l’océan de la langue, se devant incessamment de réparer ce nœud de trèfle ratépar leur propre œuvre sinthomatique. Heureusement, car cet échec leur permet tout de même de ne pas flotter àl’infini sans berge, ni se trouver irrémédiablement pris dans ce terrible destin du nœud de trèfle parfait dont ils revendiquent pourtant d’être les mal lotis qui n’auraient pas bénéficiéen héritage d’un « vrai père »!
Enfin, si ces questions d’interfaces vous intéressent, je vous invite àtaper cloverleaf sur un moteur de recherche de la toile internet et vous pourrez constater les développements modernes de cette problématique de la chute du paradis naturel vers l’enfer du tissu urbain et de ses empêchements de circulation…
[1]Jacques Lacan,Le moment de conclure, Leçon 10, p. 104
[2]Jacques Lacan,le Sinthome. Leçon du 10 février 1976. p126
[3]Dans le nœud le nœud borroméen à3, le sujet « ne s’autorise que de lui même ». On pourrait l’écrire n. Àpartir de n+1 et de la chaîne borroméenne n’est-ce pas le possible de « et quelques autres » qui commencerait sans plus d’ordre que ce +1 inscriptible dans une série?
[4]Jacques Lacan, Le moment de conclure.
[5]Car tout le monde voudrait bien avoir accès au pair sans commettre d’impair dans un rapport de 2 oùchacun aurait son bord….
[6]Jacques Lacan,Le Sinthome.