Le séminaire II des années 1954-55 : Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse de Jacques Lacan s’achève par l’étude de L’Amphitryon de Molière, les trois leçons suivantes étant des temps d’échanges suivis d’une conférence sur la cybernétique. Dans un séminaire sur le Moi, cette pièce semble venir à point, sauf que Lacan ne procède pas ainsi. Nous proposons de considérer la subtilité de l’argument et la richesse de son histoire littéraire afin de dégager comment Lacan procède.
Amphitryon, son histoire
VIII siècle av. J.-C., Homère et Hésiode rapportent le mythe d’Amphitryon, récit mythologique de l’une des nombreuses métamorphoses de Zeus amateur de terriennes qui, pour les séduire, prend la forme de l’objet que, secrètement, elles aiment ! Selon le goût de ses belles, Zeus se fera cygne, pluie ou taureau, démontrant ainsi que cette question freudienne : « Que veut-une femme ? » n’est pas sienne. Zeus sait. N’est-ce pas en ceci du reste qu’il est Dieu ? Ses métamorphoses savent dévoiler La vérité du désir inconscient des femmes.
Pourtant dans la série des métamorphoses, celle de Zeus en Amphitryon diffère. La belle Alcmène[1], fidèle à son mari jusqu’en ses désirs les plus profonds, contraint Zeus-Jupiter à prendre l’apparence de l’époux ! Si bien que ceci révèle un peu moins d’elle mais un peu plus de lui !
L’argument est bref. Alors qu’Amphitryon est parti guerroyer pour venger Alcmène de la mort de ses frères, condition posée par elle pour se donner à lui[2], il a la fâcheuse surprise à son retour de se trouver précédé par lui-même dans le lit de sa femme !
Comment dire autrement cette étrange chose puisque Zeus-Jupiter, profitant de l’absence du général Thébain, arriva sous forme d’Amphitryon triomphant chez Alcmène profiter des faveurs promises à l’époux victorieux ? Marquons le trait. Plus que de révéler la duplicité du désir féminin, le stratagème a pour conséquence de voir un andros, un homme, se dédoubler ! Le double se déplace. Si Zeus joue et abuse de l’obscur objet du désir d’une femme, fut-elle fidèle, c’est tout de même le mari qu’il fait cocu ! Le mari ? Pas seulement, un maître aussi. Prenons acte de la gravité de l’enjeu. Un aristocrate est tourné en ridicule alors même qu’il revient de la guerre et triomphant ! Le meilleur des hommes d’une société aussi valeureuse que celle de Thèbes se voit doublé, floué, tourné en dérision par le dieu des dieux qui entraîne avec lui et son valet et sa propre épouse, plus personne ne sachant qui est qui. Première conséquence, si la famille est le noyau de la société, la voici déstabilisée dans son discours. Second effet de cette étrange métamorphose, Zeus s’engage. Son rôle est périlleux. Du reste selon les versions, l’amant n’obtiendra rien de plus que l’époux ! Semi échec qui n’échappe pas à Molière où Jupiter observe : « C’est moi qui dans cette aventure / Tout Dieu que je suis dois être le jaloux. » Se changer en pluie ou en animal pour le plaisir est une chose, mais rivaliser avec un homme le fourvoie dans les subtils arcanes du désir entre hommes et femmes, ce dont Giraudoux se divertit en interposant une scène où Mercure guide Jupiter dans son apprentissage humain[3].
Tragédie
L’argument hautement tragique marquera de sa puissance le théâtre grec, romain et occidental où la tragédie restait le genre noble qui pouvait traiter des maîtres et des Dieux, quand la comédie traitait des esclaves. Il y eut sur ce thème des tragédies perdues d’Euripide, Sophocle et d’autres auteurs grecs, comme à Rome, d’Accius (VIIIème av. J.-C.[4]). Or paradoxalement, c’est une comédie de Plaute qui nous reste (254 et 184 av. J.-C). Comment Plaute a-t-il rompu sur la tragédie jusqu’à produire une comédie désopilante ? Ménandre en avait-il déjà fait une comédie ? Rien ne le suppose. Toujours est-il que son Amphitryon rénove le théâtre à plusieurs titres. Aucune autre pièce ne connut un tel retentissement sur le théâtre occidental. L’argument ne quittera jamais la littérature. Après l’Antiquité, le Moyen-âge fera écho à Amphitryon par la légende du Roi Arthur ; durant la Renaissance italienne à Ferrare, Collenuccio en 1487 représentait sa belle traduction à l’occasion des noces d’Hercule 1er d’Este, mais ce sera surtout le dix-septième siècle français cartésien de l’après Montaigne qui s’emparera de cette magnifique comédie de Plaute et surtout du personnage qu’il créa : Sosie dont le génie fut tel qu’il parvint à tenir à l’écart et Zeus et Amphitryon ! Le titre des différentes versions en témoigne. En 1630, Rotrou proposa la première adaptation forte mais qui changeait le centre de gravité de la comédie en titrant : Les deux sosies. Trente ans après, Molière campera un Sosie aussi truculent que définitif, tout en gardant pour titre : Amphitryon. Le valet n’éclipsait ni le maître ni la complexité.
Suite à Molière, trente ans plus tard, John Dryden en 1690 en Angleterre optera pour la disjonction avec un Amphitryon ou les deux sosies. Toutefois, dans le XIXème siècle romantique allemand, l’intensité dramatique prendra son ampleur avec Kleist qui étirera son Amphitryon entre la comédie du moi et un questionnement quasi religieux. Enfin, au XXème siècle, la pièce faisait retour en France avec Jean Giraudoux et son Amphitryon 38 rare par sa façon exquise de parler des femmes. Nous reviendrons. Pour clore selon nos connaissances, la dernière création est un Amphitryon 39 de Jean-Pierre Giraudoux – le fils comme il se désigne lui-même – mais plus fantaisiste.
Voici, succinctement tracées mais en rien exhaustives, les perspectives ouvertes par ces Amphitryon européens dont les constantes reprises confirment l’ampleur du texte et la vitalité du questionnement même si, paradoxalement, on n’en parle peu. On rabâche la folie d’Hamlet et le pacte de Faust, mais rarement est évoqué l’embarrassant, l’obnubilant Amphitryon de Molière.
Quelques orientations
La vulgate du mythe aujourd’hui est volontiers rabattue – par des féministes davantage outrées semble-t-il par la sexualité en soi que par les métamorphoses – sur le viol et la trahison[5], comme si l’improbable objet du désir féminin ne voulait trouver de réponses qu’ici.
Il va sans dire que d’autres questionnements plus sérieux abondent, notamment autour de la récurrente question du double. Citons la belle analyse de Florence Dupont[6] qui questionne le double dans le théâtre romain de Plaute et l’apport conséquent de Rome à l’Europe baroque avec un type de répliques méta-théâtrales qui découvrent des interstices comme celui qu’elle pince dans cette pièce entre jouer et se jouer. Avec finesse et précision, elle saisit un point de capiton décisif entre ce thème et la question même du théâtre.
Citons aussi d’Isabelle Vodoz[7] une analyse où elle met à profit sa connaissance du latin, allemand, anglais, français dans une étude linguistique comparative des pronoms personnels de la première personne du singulier des versions respectives de Plaute, Rotrou, Molière, Dryden et Kleist. S’affirme la particulière richesse du français pour ces formes pronominales : Moi/ je/ me, j’/m’ qui enrichissent de leurs subtilités le jeu furtif du double avec les quiproquos qui en résultent. Elle fait une autre remarque intéressante à propos d’un aparté de Sosie qui réplique chez Dryden : « S’il est impossible de dire, on peut continuer de penser librement […] » Cette remarque de tonalité politique confirme qu’une pièce sur l’amour embrasse différentes questions : imaginaires avec Sosie, plus délicates avec le couple sans doute par la façon dont il convoque la dimension de Dieu, ceci n’étant pas sans répercussion sur le discours de la société, comme nous l’indiquerons. Toutefois si ces études glanent des éléments précieux, elles ne nous semblent pas restituer l’ampleur et la puissance de la pièce. Revenons donc à Plaute, Molière puis Lacan.
Plaute
Dans une pièce dont il fait création alors que le thème était déjà à son époque un classique, le génie de Plaute par deux fois s’affirme, avec cette remarquable création du personnage de Sosie, et avec la création d’un genre nouveau : le tragi-comique.
Plaute crée Sosie et Sosie chamboule tout, déstabilise Amphitryon et la tragédie qui bascule d’un deux à un autre ! Deux, du rapport des dieux aux hommes, de soi à soi, du rapport dans le couple, du rapport maître-esclave. Les modalités du deux se déclinent. Avec Plaute, Jupiter songe à protéger ses amours illicites en se faisant seconder par son fils, Mercure, le messager. Celui-ci explique tranquillement aux spectateurs romains : « J’ai pris la forme de Sosie, l’esclave d’Amphitryon parti à la guerre, par le même stratagème que mon père qui vient assouvir ses amours et coucher avec celle qu’il a enflammée de désir. » Dixit. Le fils ainsi consent à la jouissance paternelle et lui prête assistance. Loin d’être un fils de la horde freudienne, Mercure couvre la jouissance de ce père, réputé pour jouir selon son vœu. Comment va-t-il s’y prendre ? En adoptant le stratagème paternel, sauf que lui le fait sans bénéfice ! Il ne devient Sosie que pour son père, pas pour son plaisir. Conséquence, l’ennui fait irruption. Kleist insistera sur cette dimension de Mercure. Dans l’écart, sa jouissance s’avoue coincée entre la puissance et le néant, l’Idéal du moi et le moi idéal.
À devenir Sosie, Mercure dénonce deux autres aspects de la position de Zeus. Si Zeus se joue des femmes en changeant de forme, Mercure se joue de la folie d’un esclave quand il se prend pour un moi ! Si bien que Sosie créé, Zeus et ses amours glissent avec Amphitryon au second plan. Et de fait, aucun personnage théâtral ne rendit son nom si commun qu’il en fasse oublier jusqu’au personnage éponyme. On parle d’un Dom Juan, toujours en référence à la pièce. Pas Sosie. Son personnage saisit quelque chose de si essentiel que, par delà les changements de société, de politique et d’époque, il galvanise.
Le double
Avec Sosie tout se double et se dédouble. Prenons l’espace. Chez Plaute, Jupiter précise, « C’est moi qui occupe l’étage supérieur et qui redevient Jupiter à mon gré ». Rotrou ajoute : « Je suis Sosie à terre. Au ciel j’étais Mercure ». Rotrou met l’accent non plus sur la labilité de l’identité, mais sur le changement des corps selon l’espace où ils sont plongés. Sur le plan horizontal imaginaire où évolue l’esclave, le même se clone en rhizome dirait Deleuze où les coups font la différence, mais avec Amphitryon, la violence se déplace. Elle n’est plus physique mais morale ; elle n’est plus visible mais dépend d’une vérité Autre, sans compter que la trahison morale fait beaucoup moins rire que la bastonnade. Or, Lacan ne va considérer qu’un seul espace, celui du sujet avec des registres distincts, donc d’ores et déjà topologique. Ce qu’il saisit par le théâtre du Nô où, sur scène, le jeu des acteurs rend sensible la présence de deux registres. Esclave, femme, maître et Dieu évoluent dans un même espace. La notation importe puisque l’enjeu subjectif se passe ici de l’Autre scène de Freud.
Quant au temps, lui aussi double. Pour ne pas être interrompu dans son plaisir, Zeus demande à Mercure de solliciter l’aide du soleil et de la nuit afin que l’un accepte de ne pas se lever à son heure, et que l’autre veuille bien se prolonger. Si le temps c’est la mort et pas l’argent, insiste Charles Melman, dans la Grèce antique ou dans l’Empire romain, le temps était jouissance de Zeus-Jupiter.
Tragi-comédie
Ici intervient le second coup de génie de Plaute qui, non content d’avoir créé Sosie, prend acte de la confusion sociale introduite, et fonde un nouveau genre : le tragi-comique. Mercure dit au public : « Cette pièce si vous le voulez, je la transformerai de tragédie en comédie, sans en modifier le moindre vers. Le voulez-vous ? Comme si je l’ignorais, moi qui suis un Dieu, connaissant le fond de votre pensée sur ce sujet, je ferai donc en sorte que la pièce soit mixte. »
Le théâtre connaissait l’expression tragique, ponctuée d’épisodes cocasses ou burlesques, mais le mélange des genres n’existait surtout pas, puisque ceci ne pouvait résulter que d’une impensable mixité sociale ! Faire cohabiter sur scène à égale importance, un Dieu, un maître et son esclave, au point que l’esclave finisse par l’emporter sur le maître, était impensable. Pourtant, avec Plaute on ne sait plus qui est qui au point que le maître se définisse par l’esclave : « Je suis l’Amphitryon qui a pour esclave Sosie » précise-t-il. Quand les dieux se font hommes et époux, comment distinguer le maître de l’esclave, pire, l’esclave d’un dieu ? Pourtant, Plaute distingue les doubles. Le tragi-comique s’impose ici, dans cette différence. Sosie prend les coups, mais ne s’affole pas. Au contraire, le maître s’angoisse et les dieux qui subvertissent, s’en trouvent subvertis. Faire monter sur scène un Mercure, fils d’un Dieu, et un Sosie a des répercussions décisives. Jupiter n’est pas stérile et ne se déplace pas pour rien ! Que résultera-t-il de son union avec Alcmène qui, à une nuit d’intervalle, recevra par deux fois le retour du même vainqueur[8] tous deux fougueux d’un même désir de la combler ! Que naîtra-t-il de l’étrange aventure ?
Les bessons
Eh bien dans une pièce sur le double, il naîtra des bessons comme il se disait, des bis, des semblables, des jumeaux ! C’est encore à Mercure que revient chez Plaute, de faire l’annonce singulière aux spectateurs :
« Vous savez comment est mon père, combien il s’embarrasse peu de scrupules en toutes ces matières, combien il est un amoureux passionné quand il a été une fois séduit. Et d’ajouter : Il a noué une liaison avec Alcmène à l’insu de son mari, a pris possession de son corps et, en s’unissant à elle, l’a rendue enceinte de ses œuvres […] Ainsi, la belle Alcmène se retrouve enceinte des deux : Amphitryon et Jupiter. »
Non sans cynisme, Jupiter ajoute : « Je viendrai en aide à Alcmène le moment venu et ferai en sorte qu’elle accouche en une seule fois, sans douleurs, de l’enfant qu’elle porte de son mari et de celui qu’elle porte de moi ! »
L’un sera Iphiclès ; l’autre Hercule. Ces deux-là ne sont pas faux jumeaux d’être dizygotes nés de deux ovules différents, mais d’être bi-pères, deux pères ! La destitution des pères si sensible de nos jours, trouve ici son archéologie. Voici un bel exemple de la façon dont une explication biologique peut écraser l’enjeu d’un sujet. Deux fils, donc deux pères ! À quoi s’ajoute une autre remarque qui intéresse notre civilisation de procréation médicalement assistée : pour engendrer, un père imaginaire ne suffit pas. Il faut l’intervention d’un autre espace, d’un autre registre qui a des effets sur le réel. La comédie est incertaine et Kleist restitue cela. Si la présence de Zeus a des effets sur Alcmène, l’irruption de Sosie déstabilise le maître, mais qu’un Dieu se fasse homme déstabilise les pères.
Virage
L’intérêt historique de la forme tragi-comique est de rendre formellement sensible la déstabilisation des maîtres, des pères et des dieux. Quand les esclaves défient les maîtres, les hommes basculent, avec eux les pères et les dieux, il ne s’agit donc plus d’une énième frasque à l’insolent palmarès de Jupiter[9]. Et de fait, Alcmène est la seizième conquête de Zeus et la dernière. Pourquoi un Dieu se fait-il homme ? S’il se fait bête, il opte pour le stupre, mais homme, c’est chercher les complications ! Pourtant, l’idée aura de l’avenir. La réponse d’Homère fut celle-ci : l’enfant d’Alcmène et de Zeus devra donner « aux dieux autant qu’aux hommes : un défenseur contre le danger. » Ce sera Héraclès, Hercule, un Homme-Dieu. Robert Graves précise que Zeus a choisi Alcmène pour contrer la mort des Dieux et des hommes. Pour les sauver donc.
La comédie masque un rire inquiet. Est-ce à dire qu’un Dieu rencontre une femme à ce point de torsion tragi-comique ? Le retournement est intéressant. Sans doute est-ce pourquoi Lacan parle de drame et pas de tragédie. Si le duo Mercure-Sosie produit des dialogues étincelants de drôlerie chez Plaute comme chez Molière, il n’est jamais certain que l’aveu, la révélation par Zeus lui-même d’avoir cocufié Amphitryon et abusé d’Alcmène, avec pour seule compensation pour l’un et l’autre l’honneur d’avoir été précédé dans leur lit par un Dieu, ne convainc pas tout à fait Molière. Toujours est-il que la place d’une femme dans la société s’en trouve questionnée. Kleist ne s’y trompe pas qui accentue la sainteté d’Alcmène, responsable, mais pas coupable. Par l’accent religieux, il noue ensemble les trois genres : tragédie, comédie et drame. Si le double imaginaire et symbolique se duplique, la seule à n’être pas double, c’est Alcmène. C’est donc par elle que Lacan commence. Comment procède-t-il ?
Lacan
Lacan ne procède pas par analogie d’idées, de cas, d’analyse ou de texte. On pouvait penser que la linguiste analyserait les pronoms personnels et le psychanalyste, les pathologies du double, des jumeaux ou du moi. Que nenni ! Lacan prend le texte et, littéralement, le trousse !
Il dit : Qui est Sosie ? C’est le Moi. Qui est Amphitryon ? C’est l’analyste.
Qui est le plus magnifique des cocus ? C’est Amphitryon ; plus loin, c’est l’analyste !
Lacan situe la pièce dans l’espace de la cure. Critiquant la dérive des analyses postfreudiennes, crispées sur l’imaginaire, il s’oriente à partir d’une autre cause et ainsi situe sa position de lecteur. S’il conteste la qualification d’analystes à nombre de ceux qui s’en réclament, considérant leur position psychologique, psychiatrique ou de thérapie de soutien, rarement analytique, ici il se saisit d’une pièce de théâtre, grecque et antique qui plus est pour, non sans insolence, localiser la place de l’analyste et de l’analysant dans les démêlés d’Amphitryon et de Sosie ! Alors qu’Amphitryon fulmine contre Sosie son esclave qui lui raconte cette histoire insensée que son autre moi l’attend au logis, Lacan rétorque : « En d’autres termes, il lui analyse son transfert négatif ! » C’est du Molière !
Au niveau du moi imaginaire, toute analogie enlise l’analyse et le contre-transfert vérifie que l’aliénation est du côté de l’analyste, plus que de l’analysant.
Observons comment Lacan met en place les pièces avec lesquelles il travaillera tout au long de son enseignement, sans pour autant les utiliser. Sa méthode est ici très sensible. Ne disait-il pas de Freud qu’il procédait avec le soin des archéologues, découvrant des pièces, les répertoriant mais les laissant sur place afin de permettre au suivant de reprendre les questions ? Cette remarque vaut pour lui. Sa lecture d’Amphitryon nous conduit dans le champ de l’analyse où figurent nombre de pièces qu’il n’utilise pas ici mais qui, pour être dégagées, découvrent sa démarche. En quoi est-ce essentiel ? C’est que cette méthode de recherche procède de l’analyse elle-même. Un analyste n’est-il pas précipité dans le champ désordonné de l’analyse où, pêle-mêle apparaissent nombre d’éléments à classer, numéroter et laisser sur place afin de progresser avec rigueur selon les lignes de force qui s’organisent.
Lacan ne lit pas Amphitryon par les pathologies du double ou par la clinique du moi. Il se tient à la seule place qui est la sienne, celle de l’analyste non pas du, mais dans le transfert. Là s’éprouve le réel, et ce réel n’est pas celui du trauma, de l’Œdipe, du symptôme ou de la structure, qui supposerait qu’on le situe objectivement. Il est dans le transfert et y implique l’analyste et l’analysant. Or, sans mélanger les questions, saisissons au passage le repérage très fin de la place de l’analyste et de lecteur faite par Lacan qui indique que littéraire ou analyste est une position, pas un statut. Ce n’est pas affaire de références livresques ou psychiatriques. Se tenir en position d’analyste, comme d’écrivain, dépend d’une position au regard du réel. Sans doute est-ce de cet impossible inhérent à l’analyse que lire Lacan est toujours éclairant, même si l’on ne comprend pas.
Vous avez dit femme ?
Que dit Lacan en second ? Nous l’avons dit, il débute par la seule qui ne soit pas double : Alcmène. Doit-on ici dire une femme ou La femme Alcmène étant celle du désir du Dieu des dieux ? Lacan déclare : « Souvent une femme doit nous tromper avec Dieu ! »
Dans une pièce où un Dieu se joue et abuse d’une mortelle au nez et à la barbe de son époux, c’est pour le moins culotté ! Si Zeus heurte les féministes, elles défailliraient avec Lacan ! C’est pis que dans Plaute ou Molière lorsque Jupiter, à la fin de la pièce, s’évertuant à réconforter Amphitryon défait par l’aventure, estime que « tout de même être trompé par un Dieu, y a de quoi être fier et s’en féliciter ! » Est-ce de cela dont il s’agit ? Peut-être ; pas seulement.
Donc, il commence par là, mais à l’époque du structuralisme débutant, il reprend avec Lévi-Strauss, les structures de la parenté qui localisent, dans le discours social, une femme comme objet d’échange. Lacan remarque que de toujours et bien avant les féministes, les femmes souffrent et se sont révoltées de cette condition, mais la question ne peut pas être abordée ainsi. Si bien que troussant à nouveau le texte, il lit le désir sous sa forme inversée et déclare « souvent une femme doit nous tromper avec Dieu ! » Le processus est très efficace, et la lecture inattendue produit un court-circuit entre le sujet, l’objet et l’Autre. Ce faisant, il décale la cure du repérage de l’Œdipe au profit du couple. Écoutons Jean Giraudoux qui dit ceci délicieusement. Jupiter amoureux d’Alcmène, la regarde du coin du ciel et, prenant à témoin son fils, lui dit : « Regarde le rideau. »
« Je vois, dit Mercure, c’est son ombre. »
Et Jupiter répond : « Non, pas encore. C’est d’elle ce que ce tissu peut prendre de plus irréel, de plus impalpable. C’est l’ombre de son ombre ! » Et Mercure ajoute : « Tiens, la silhouette se coupe en deux ! C’était deux personnes enlacées. »
Giraudoux dit très bien l’illusion du deux qui se prend pour un ! Les grecs disaient de deux amants qu’ils allaient sous le même manteau[10], ici c’est sous un même rideau, c’est toujours une affaire de tissage. Lacan ne débute pas par Sosie le deux imaginaire, mais par le défi du deux dans le rapport au couple. L’analyste localise le symptôme du couple (qui n’est pas encore un impossible) dans la présence de Jupiter, pris par Lacan comme réponse à l’insoluble question : Que veut une femme ? C’est par ça qu’il débute, par ça qu’il se situe.
Doit-on en déduire une misogynie de Lacan ? Nous l’avons dit, Lacan n’est pas dans le papotage, mais dans le transfert, pas dans le jugement ni dans la morale, mais veille au sujet. Il est là où le réel étreint l’analyste comme l’analysant. Si bien que la question d’Alcmène interroge la direction de la cure. Analyste et analysant ne font pas davantage deux qu’un couple et aucun pacte de fidélité ne peut les unir. Du reste, Giraudoux nuance, « sait-on jamais si une femme est fidèle à son mari ou à elle-même ? »
Lacan radicalise : Souvent, c’est avec Dieu qu’une femme nous trompe ! Il ne la situe donc pas par l’objet qu’elle est dans le couple selon la société, mais par ce qu’elle met en position d’objet. Aborder le deux dans le couple par le trois, autre que ses parents et l’enfant, questionne le deux dans le rapport et la jouissance, en l’occurrence transfinie qu’elle révèle. Il s’agit donc moins de femme fidèle ou infidèle à un homme que d’une infidélité à la jouissance phallique.
En 1982, Roland Barthes écrivait un article déroutant : « Encore le corps[11] ! » sans citer ni Lacan ni le séminaire Encore[12] mais, passant en revue la mode, la danse et autres expressions corporelles, il conclut qu’en effet la sexualité, c’est très important… L’ensemble reste absolument anecdotique, or, comme il se sait, Lacan débute Encore en saisissant les corps, comme ici, dans un lit de plein emploi à deux. Deux donc de rapport de deux corps ou deux jouissances.
Du deux que veut une femme.
Revenons brièvement à la scène où Sosie-l’esclave, valet chez Molière et moi pour Lacan, rentre de guerre envoyé par son maître Amphitryon, avertir Alcmène en son domicile de l’arrivée prochaine du vainqueur. Il arrive dans une sorte de discours endophasique où, pour lui-même, il prépare un mensonge. Envoyé par son maître auprès d’Alcmène faire récit de son triomphe, Sosie vacille puisque, rongé par la peur, il a fui la bataille. Il doit donc improviser. Qu’à cela ne tienne ! Maître du mirage et poltron comme tout bon moi, il arrive à la porte du domicile de son maître mais là, découvre un intrus qui l’attend : lui-même ! Or surprenons-nous car, se retrouvant devant lui, il ne se reconnaît pas ! Imaginerait-on ceci aujourd’hui, au temps des miroirs, caméras et autres selfies si joliment appelés ego-portraits, au Canada ? Certes il fait nuit, mais il est précisé qu’il a une lanterne ; de même qu’il est précisé qu’il s’est déjà vu dans un miroir, ce qui ne va pas de soi, les esclaves n’en ayant pas. Alors à quoi se reconnaît-t-il ? À deux choses : son prénom et la connaissance que Mercure-Sosie a des faits que seul Sosie sait. Le passage est savoureux. Surprenons-nous de la robustesse psychique de Sosie qui marque la stabilité des esclaves dans le monde romain car, face à ce double qui lui interdit sa porte et qui le rosse, Sosie ne bascule pas ! On lui prend son identité, on le maltraite, il va très bien tout de même ! Est-ce d’être esclave dépossédé de tout et habitué aux coups ? Sans doute ; pas seulement.
Sosie n’est pas saisi dans un rapport à lui-même, mais à sa jouissance et Lacan a cette formule saisissante : « le moi est excisé de sa propre jouissance. » Qu’est-ce à dire sinon qu’il est excisé des biens dont il jouit : la gloire, le couple, le nom. Rien ne lui appartient, tout est à son maître. Esclave, il est autorisé à vivre en concubinage, n’ayant droit ni au mariage, ni à la guerre, ni à un nom, innobilis rappelle Lacan. Eh bien, tel est le statut d’une jouissance phallique par procuration. Ainsi, par deux fois, Lacan travaille une jouissance par une autre de telle sorte qu’une Autre jouissance se décale d’une jouissance phallique toute.
Est-ce d’être soustrait à tout avoir que Sosie défaille si peu de son être ? Cette excision d’une jouissance phallique définit une jouissance narcissique imaginaire, mais dit aussi ce statut d’objet d’échange du moi qu’en cela, dans la société, il partage avec les femmes et les esclaves.
Au dix-septième siècle, temps des valets, non des esclaves, Molière introduit une nouvelle scène. Sosie vérifie auprès de sa moitié que Mercure n’a pas usé et abusé d’elle comme Jupiter, d’Alcmène. Au grand dam de l’épouse, pas du tout. Mercure ne fraye pas avec les humaines de service ! Sosie pouvait s’en vexer ! Il est ravi. N’est-ce pas une même idée pour un même trait ? Sosie est excisé même d’une épouse désirable !
Il en va autrement pour Amphitryon qui lui a tout à perdre. Suite à sa rencontre avec ce Sosie effronté qui ose lui tenir tête à l’entrée de chez lui et lui en interdire l’accès alors qu’il réalise progressivement qu’un autre Amphitryon, dans sa chambre, est avec sa femme, rien ne dit qu’il ne va pas basculer, s’effondrer. C’est tout à fait possible !
D’un côté l’avoir, de l’autre, l’être. L’avenir de la jouissance d’un tout menacé tremble devant l’au-delà d’un principe de plaisir menaçant. Destitué de son être, et non de ses biens, le Moi du maître s’effondre et notre époque le confirme autant que la conclusion de Molière où l’on quitte le rire, pour l’incertitude. Subtil, Molière laisse flotter l’angoisse. Aborder le rapport au deux à partir d’une jouissance Autre décale d’une libido toute phallique et de l’objet du fantasme. Entre le rapport entre deux narcissismes imaginaires, et celui entre deux jouissances l’une phallique et l’autre, Autre, que propose Lacan ?
La cybernétique
Pour progresser de façon rigoureuse dans ce pas de deux entre Sosie et Mercure ou Amphitryon et Alcmène et déroger à l’inertie imaginaire comme à cette jouissance transfinie d’Alcmène, Lacan trouve la cybernétique. Celle-ci introduit une troisième modalité au deux : la logique binaire et l’acte qu’elle permet. Du reste, Plaute, comme Jourdain la prose, n’est pas sans parler la cybernétique. En bref, voici quelques repères sommaires de la logique de Boole. C’est une algèbre : un ensemble {0 et 1} et des opérations dont on décide : disjonction, conjonction ou négation. On appelle porte, un circuit à une ou deux entrées et une seule sortie qui réalise matériellement les opérations de cette algèbre. On admet par convention que 1 et 0 valent pour présence, absence. Pour sommaire que soit cette logique, elle aboutit à l’informatique et la conception d’automates. Ce n’est pas ce qui intéresse Lacan, nous moins encore. Il s’agit de suivre le mouvement de Lacan qui, sur deux pages, insiste sur ce qu’est une porte qui n’est pas ce que l’on croit ouverte ou fermée comme, en aucun cas, elle ne se confond avec une fenêtre. Ainsi, est posé que la fenêtre du fantasme ne se confond pas avec l’opération d’une porte.
Revenons à Plaute et Molière. Tout le premier acte se situe devant une porte, celle de la maison d’Amphitryon et d’Alcmène. L’opérateur, la négation A l’entrée Mercure, Sosie {0,1} l’opérateur la négation, à la sortie reste 0. Ainsi, l’imaginaire qui communique par coups laisse Sosie hors langage, hors sujet, soumis à la gouvernance, du reste cybernétique signifie gouverner, disons coupverner pour Mercure-Sosie.
Cette porte n’est pas seule. Une autre porte d’un autre circuit exprime un autre rapport plus complexe, donc une autre sortie. Celle de la chambre d’Alcmène et son « lit de plein emploi à deux » dira vingt ans plus tard Lacan. Ici, la porte est plus compliquée. Simple, elle sera de conjonction 1.1. Avec 1 de fusion à la sortie comme Amphitryon-Alcmène avant Jupiter, comme les Mortimer, ils n’ont qu’un seul cœur[13]. Mais avec Jupiter la porte est de disjonction suivie d’une négation. Le 1 de sortie diffère. Il résulte d’une exclusion et d’un rapport que Lacan tient ici comme réel. Se déduit ici qu’il faudra à Lacan une autre table de vérité : les tableaux de la sexuation. Lire le séminaire II avec le séminaire XX connecte la cybernétique au tableau de la sexuation, excluant d’ores et déjà l’analogie et le religieux au profit d’une logique nouvelle. La remarque importe ici où la présence du religieux est manifeste, ce qui n’a pas échappé à Kleist.
Plaute trouble. Si l’on dit qu’un messager vient annoncer à une femme élue entre toutes que le Dieu des dieux viendra lui faire un fils malgré son Amphitryon de mari à ses côtés, se trouve préfigurer une autre histoire appelée à durer. Mais Lacan n’opte pas pour cette voie. Saisissant la question non pas par Dieu, mais par l’Autre, il cherche une autre logique.
L’amour
La nouveauté de cette métamorphose de Zeus en Amphitryon provient, observerons-nous, de la façon insolite dont Zeus ici aime vraiment Alcmène. N’y a-t-il pas alors par lui, production d’un nouvel amour ? La cybernétique travaillerait moins à produire un robot qu’une logique conduisant à un nouvel amour : le transfert d’où nous sommes partis. Or, Lacan ne posera-t-il pas qu’il n’est que d’un amour que peut résulter un nouveau discours, pour l’heure disons un nouveau circuit. En effet, par ces portes et circuits, les femmes n’interviennent pas comme objets d’échange, mais comme rapport à une autre opération de jouissance d’un autre circuit. Or, cette porte n’est pas un fantasme. Cette précision donnée par Lacan distingue la logique cybernétique de la logique du fantasme, qui amorce peut-être ici une esquisse d’une répartition entre jouissance-fantasme et l’Autre jouissance. Le rapport au réel n’y est pas le même, le narcissisme et la pulsion de mort non plus. D’un côté elle serait du registre narcissique fantasmatique imaginaire, de l’autre nouée à lalangue, avec un narcissisme réel de ces femmes chats dont parle Freud[14].
Ainsi la nouvelle orientation de la cure impulsée dans ce séminaire n’est possible que par un nouvel amour, celui du transfert non plus référé à une femme dans le fantasme et au moi imaginaire, mais au moi dans le rapport sexuel aux prises avec le réel et une jouissance qui peut n’être pas phallique. L’angle où nous nous sommes situés au début de cette réflexion montre ici ce qu’il permet de voir. La porte d’Alcmène régit une autre opération, car un amour au-delà témoigne d’une Autre jouissance. Le discours change.
Que le réel soit présent se vérifie à la place, toujours la même où Zeus revient, et de l’enfant qui en résulte. Mercure le dit très bien : « Vous savez comment est mon père […] » On sait où le trouver. Si nombre de lacaniens dénoncent à cette époque, le symbolisme absolu de Lacan, d’ores et déjà, c’est pourtant un réel qui conditionne un symbolique logique scientifique et non pas religieux. Comment décaler l’analyste et l’analysant d’une capture imaginaire afin, via le symbolique, de tenir le réel en retrait ? L’analyse évolue-t-elle de I vers S pour tenir R au bord, ou bien part-elle de R à tenir à la porte du symbolique ? Cette question n’est possible que par cet abord d’une jouissance femme qui discorde de la jouissance phallique.
Fidès
La porte symbolique d’Alcmène est régie par sa fidélité. Exquis, Giraudoux dit : « La principale difficulté avec les femmes honnêtes n’est pas de les séduire, mais de les emmener dans un endroit clos. Leur vertu est faite de portes entr’ouvertes. » La porte entr’ouverte, le courant ne passe plus. Ici, la porte est fermée, et Jupiter dans le circuit. Lacan dit l’amour, l’idéal, surtout l’idéal, ça ne marche pas pour interroger la fidélité. Il passe par Proudhon, anarchiste à l’esprit ferme avant d’interroger tous les hommes… Il insiste pour dire que ce tout n’est pas quantitatif chez Proudhon, mais universel. Lacan cite alors Giraudoux lequel parle des femmes comme personne. Or, chez Giraudoux, Alcmène tient moins sur la fidélité que sur son désir qui résiste même à Jupiter ! Alcmène signifie forte dans la colère, entendons celle qui chercherait à faire entrer les petites vis dans les petits trous du fantasme. À cela, elle résiste et répond à Jupiter : « Mon mari peut être pour moi Jupiter. Jupiter ne peut être mon mari ! » Joli chiasme qui tient Jupiter marri dans entre deux maris !
Notons alors que Alcmène est ici dans le même circuit de la lettre volée avec ces quatre hommes autour d’elle sauf que, Jupiter qui la détient comme le ministre, la lettre, ne s’en trouve pas féminisé. Soit, mais Giraudoux nous oriente. À Jupiter qui lui demande si elle n’aimerait pas devenir immortelle, Alcmène répond : « Pourquoi ? […] Devenir immortelle, c’est trahir pour un humain » Alors, Jupiter répond : « Tu es le premier être vraiment humain que je rencontre. » Jupiter n’est pas féminisé, mais humanisé ! N’est-ce pas ici une finalité analytique ? Une femme reste inscrite dans la jouissance phallique mais, à céder sur Dieu, elle humanise la jouissance alors, pourquoi pas les maîtres ! Changer de discours pour le discours analytique et révéler une jouissance Autre ne décalerait-il pas d’une jouissance phallique narcissique ? La femme pauvre de Léon Bloy que citera Lacan confirme cette orientation.
Conclusion
Un texte littéraire lu par Lacan travaille l’analyse au plus près de la cure, par sa façon de trousser le texte comme l’analyse à partir du réel et non pas pour interroger l’amour ou la jouissance dans le couple, mais d’une jouissance qui briguerait la discordance phallique. L’impossible auquel aboutit le questionnement positionne le réel dans le transfert
Le pas de deux qui résulte de cette hésitation entre un deux imaginaire, symbolique, puis qui inclut le transfert, vaut ici comme évolution de la cure où la cybernétique lui propose une démarche scientifique avec une logique d’un langage qui opère à un niveau et produit d’autre effets à un autre niveau mais d’un même espace.
Le pas de deux entre Sosie, Amphitryon, Jupiter autour d’Alcmène et l’impossible rapport dont il témoigne n’est possible qu’à partir de : que veut une femme ? Si, pour n’être pas toute phallique, le deux n’est ni une donnée de départ, ni une finalité, mais une opération avec laquelle l’analyse peut progresser. Se découvre alors comment Amphitryon trace un arc-de-cercle allant du séminaire II au séminaire XX, de la cybernétique à la logique de la sexuation, malgré les vingt ans qui les séparent.
Le postulat de Lacan au départ d’Amphitryon sur les femmes l’amour et la disjonction : « Nos femmes doivent bien nous tromper avec Dieu » oriente vers une autre disjonction d’un autre circuit, une autre jouissance que phallique pour l’heure encore imaginaire mais qui s’élaborera jusqu’à cette jouissance de l’Autre, Autre à la faille réelle, que Lacan formulera plus tard ainsi : « Jouissance de l’Autre, de l’Autre avec un A qui le symbolise, n’est pas le signe de l’amour[15]. »
Ce postulat du séminaire II, conduit à la conclusion d’Encore « Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu comme supportée par la jouissance féminine. »
Ce tracé pour succinct qu’il soit dégage, nous semble-t-il, un pan de la méthode de Lacan qui bouge, se décale, évolue mais préserve les pièces qu’il découvre même s’il n’en fait pas immédiatement cas ni dans la cure ni dans sa recherche. Se vérifie alors que la cure est la théorie, à condition de tenir sur le réel au travail.
Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.
Texte relu par l’auteur.
[1]Homère au chant XIV de L’Iliade fournit le premier récit par la bouche d’Héraclès. « Alcmène dépassait en beauté toute femme née femme par la beauté et la stature, pour ne rien dire de l’esprit où elle était sans rivale entre toutes les mortelles…Et malgré tout cela, elle honorait son époux en son cœur comme jamais encore nulle femme née femme n’honora le sien. » Pourtant, Amphitryon avait tué le père d’Alcmène mais Alcmène promit à Amphitryon que s’il vengeait le massacre de ses frères, elle se donnerait à lui. Durant l’expédition vengeresse d’Amphitryon, Homère situe la trahison de Zeus.
[2]Graves (Robert), Les mythes grecs, Paris, Fayard, 1991. pp.352-360, la naissance d’Héraclès. Alcmène se refusait à partager la couche d’Amphitryon s’il ne vengeait la mort de ses huit frères. Pendant qu’il s’exécutait, Zeus vint sous les traits d’un Amphitryon vainqueur séduire la belle et fidèle Alcmène.
[3]Giraudoux (Jean), Amphitryon 38 (1929) Voici l’échange trop savoureux pour ne pas le citer : après une formation accélérée, Mercure fait réviser Jupiter et lui demande :
«Mercure – Avez-vous l’idée que vous pourrez mourir un jour ?
Jupiter – Non. Que mes amis mourront, pauvres amis, hélas oui ! Mais pas moi.
Mercure – Avez-vous oublié toutes celles que vous avez déjà̀ aimées ?
Jupiter – Moi ? Aimer ? Je n’ai jamais aimé personne ! Je n’ai jamais aimé qu’Alcmène.
Mercure – Très bien ! Et ce ciel, qu’en pensez-vous ?
Jupiter – Ce ciel, je pense qu’il est à moi, et beaucoup plus depuis que je suis mortel que lorsque j’étais Jupiter ! Et ce système solaire, je pense qu’il est bien petit, et la terre immense, et je me sens soudain plus beau qu’Apollon, plus brave et plus capable d’exploits amoureux que Mars, et pour la première fois, je me crois, je me vois, je me sens vraiment maître des dieux.
Mercure – Alors vous voilà vraiment homme !… Allez-y !
[4]À l’exception d’Ovide (43 av. J.-C. et 18) qui intègre le récit de l’aventure d’Amphitryon dans ses Métamorphoses, l’argument opte définitivement pour la forme théâtrale.
[5]Voici par exemple, un commentaire scolaire représentatif dont l’intérêt est de coller à l’actualité journalistique et qui, pour ce faire, réduit la tragi-comédie à une farce. Le commentaire caricatural n’est pourtant pas des moins cultivés : « Jupiter se comporte en maître omnipotent et omnipuissant; il couche (cubat dans le texte de Plaute) sans vergogne avec la femme d’un autre, annonçant le droit de cuissage féodal. Le mythe d’Amphitryon est d’ailleurs réactivé́ au Moyen-Âge dans la geste arthurienne où il est conté que le roi Uter est amoureux de la belle Igerne, épouse fidèle, comme Alcmène, du duc de Tintagel. Merlin lui fournira des herbes qui prêteront à Uter les traits du duc, le temps d’engrosser Igerne qui donnera naissance à Arthur ! » Il est étonnant de faire d’Amphitryon l’emblème de la violence de la puissance divine, alors qu’il en interroge plutôt un temps de destitution.
[6]Dupont (Florence), latiniste, helléniste Professeur émérite de l’université Paris VII. Auteur de nombreux ouvrages sur la littérature grecque et romaine. « Signification théâtrale du double dans l’Amphitryon de Plaute » Vita latina, vol 150 N°1, 1998, pp. 2-12.
[7]Vodoz (Isabelle), germaniste, auteur, assistante de Badiou et lectrice de Lacan, « Vacillements de l’identité : jeux de la première personne dans quelques versions dʼAmphitryon », Cahiers de praxématique 26, 1996, Montpellier : Pulm. 111-133.
[8]Selon les versions, la question se pose du moment où Alcmène sera enceinte d’Amphitryon. L’était-elle au départ du guerrier, donc avant sa nuit avec Jupiter ? Si oui, alors elle n’a pas soumis Amphitryon à la venger de ses frères avant de se donner à lui, ou bien elle le sera à son retour, mais alors Amphitryon ne serait pas confronté à Zeus son double. A moins que la révélation divine n’efface la trahison, mais Molière n’en est pas si sûr.
[9]Graves (Robert), Les mythes grecs, Fayard, Paris, 1991, p. 353.
[10]Scheid (John), Svendro (Jesper), Le métier de Zeus. Paris, Errance, 2003.
[11]Barthes (Roland), Œuvres complètes V-1977-1980, « Encore le corps », Paris, Seuil, 2002. pp.561-570.
[12]Lacan (Jacques), Le séminaire XX Encore, Le Seuil, Paris, 1975.
[13]Lacan (Jacques), Le Séminaire V La relation d’objet. Lacan cite Le Potomak de Jean Cocteau pour ces Mortimer qui n’ont qu’un seul cœur.
[14]Freud (Sigmund), La vie sexuelle, « Essai sur le narcissisme », P.U.F., Paris. 197 ? Jejcic (Marie), Le moi et le chat, Intervention aux journées sur le narcissisme.
[15]Lacan (Jacques), Le Séminaire XX Encore.