Conférence parue dans dans La Célibataire n°12, Les incidences subjectives de l’immigration, printemps 2006
Dans la clinique quotidienne, existerait-il une spécificité des troubles rencontrés chez les enfants de migrants ? L’émigration de leurs parents, avant leur conception ou après, la vie en exil est-elle de nature à infléchir la subjectivité des nouveaux sujets ? Failles identificatoires, identité clivée voire conflictuelle. Comment se « kife »-t-on comme enfant, fils d’immigré ? Le cœur de mon propos tend à soutenir qu’une spécificité possible quant aux effets subjectifs de l’immigration tient à ce qu’on pourrait désigner comme syndrome de « l’exil manqué » et que, pour le reste, tout n’est que cas d’espèce et se déploie au « un par un ».
Nostalgie de l’exil et « émigré imaginaire ».
L’exil ne s’effectue en fait que dans l’après-coup. L’exil comme tel ne peut avoir lieu que dans un temps différé qui est celui de l’après-coup freudien. L’objet ne se retrouve que parce qu’il a été perdu. C’est lorsque j’ai perdu « un chez-moi », un espace, une langue, des odeurs que j’affectionne, quelque chose du « heim », que l’on peut parler d’exil. Ainsi, l’exil se constitue de façon nécessairement secondaire à une perte. De fait, le mot exil vient du latin « exiliare », bannir, sauter hors ; il est formé avec le préfixe « ex » qui a le sens d’un éloignement, d’une mise « hors de ». Et c’est bien à partir de ce mouvement « hors de » qu’un exil comme éloignement de ma terre se constitue. Dans la nostalgie, je ne rêve pas d’un lieu que j’occupe, mais d’un espace qui manque réellement. La notion d’exil se constitue comme espace psychique, de façon consécutive à une perte. Et l’espace perdu se constitue psychiquement dans l’après-coup d’une perte.
Dans cette perspective, l’exil manqué, c’est lorsque cet espace psychique consécutif à l’exil comme gain psychique équivalent à la création d’un mythe, ne peut avoir lieu. Soit la perte n’a pas été subjectivée et ne donne pas lieu à un manque. Pour la première génération, celle des émigrés, cela fait alors trou sans bord. Pour les jeunes de la deuxième génération qui n’ont pas vécu le départ et son arrachement, la confrontation se fait à la nostalgie des parents mais sans accès direct à ce qui a été perdu, et, en fait, sans perte réelle pour eux. Des fragments de cet exil sont reconstitués sur une base imaginaire, ce qui ne peut que constituer un exil manqué où l’espace psychique reconstitué par l’exilé imaginaire ne peut avoir de fondements réels et symbolisés. C’est l’émigré imaginaire, un peu comme « le juif imaginaire » de Finkelkraut [1980].
Ainsi l’abord d’une question aussi complexe nécessite, en fait, de distinguer deux cas de figure: ou bien l’enfant est né en exil, ou bien il a partagé un temps suffisant la culture d’origine de ses parents et alors sa problématique sera proche de celle de tout immigré avec les questions d’articulation entre l’ici et là-bas. Je prendrai donc plus particulièrement en compte les effets possibles de l’émigration des parents sur les enfants nés en France ainsi que sur leurs propres enfants.
Les enfants d’immigrés comme représentants de la vérité de la structure familiale.
Au-delà des effets imaginaires produits sur des enfants d’immigrés à la recherche d’une identité, les effets possibles de l’immigration sur les enfants peuvent aussi tenir à la dynamique interne à la génération d’un symptôme. C’est ainsi que les failles identificatoires possibles d’une génération peuvent produire des effets dévastateurs, délétères sur les petits-enfants. Comme l’a évoqué F. DOLTO, « Il faut trois générations pour qu’apparaissent une psychose : deux générations de grands-parents et de parents névrosés dans la génétique du sujet » [ Dolto, 1976]. De même, Freud a-t-il noté la part transculturelle de la névrose et l’on connaît par ailleurs la place souvent particulière des premiers-nés en terre d’exil. Ces « François », ces « Francine » portent justement souvent un prénom de la terre d’accueil. « Donnés » à ce pays, ils en portent aussi souvent un poids symptomatique. Enfin, il faut rappeler le legs lacanien en matière de symptôme de l’enfant, sous la forme des fameuses notes à Jenny Aubry [Lacan, 1986]. C’est ainsi que, je cite : « Le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale. Le symptôme, c’est là le fait fondamental dans l’expérience analytique, se définit dans ce contexte comme le représentant de la vérité ».
Or, pour des enfants d’immigrés, le « symptomatique dans la structure familiale » peut justement tenir à la question de l’exil de leurs parents, un exil qui fait symptôme, un exil manqué. Ce cas de figure, pour Lacan, « c’est là le cas le plus complexe et aussi le plus ouvert [je souligne] à nos interventions ». Mais, poursuit-il, « l’articulation se réduit de beaucoup quand le symptôme, qui vient à dominer, ressortit à la subjectivité de la mère ». Alors, « la distance entre l’identification à l’Idéal du moi et la part prise du désir de la mère, si elle n’a pas de médiation, (celle qu’assure normalement la fonction du père) laisse l’enfant ouvert à toutes les prises fantasmatiques, il devient l’objet de la mère et n’a plus, comme fonction, que de révéler la vérité de cet objet. L’enfant réalise la présence de ce que Jacques Lacan désigne comme l’objet a du fantasme. «
C’est en d’autres termes réaffirmer ce fait de structure, à savoir qu’il y a une nécessité impérative pour tout être parlant à quitter « La Langue Maternelle », sous peine d’être fou. Pas de césure d’avec la langue maternelle et voilà au premier plan les angoisses, comme par exemple celles de Louis Wolfson, telles qu’il les évoque dans « le Schizo et les Langues ». [Wolfson, 1970]. De ce point de vue, un sens possible de la Tour de Babel avec sa confusion des langues, est celui-là: la séparation d’avec le maternel, la langue maternelle. Plus de communication directe avec le grand Autre, ni d’ailleurs avec les [petits] autres.
Dans ce sens, une certaine perte du maternel ne concerne pas seulement les immigrés. Chacun d’entre nous a dû quitter la langue maternelle et son giron. Cette langue maternelle, elle peut se définir comme un certain nombre d’objets que la mère incarne et dont l’intégration, la symbolisation par la langue, par ses mots la constitue et la représente, comme une sorte de « métaphore maternelle ». Le maternel, ce sont donc ces objets qui viennent de la mère, que ce soit la langue maternelle, le sein maternel, son giron, sa voix ou bien même que ce soit la terre-mère, mal appelée « patrie ». Ces objets maternels nous renvoient à la nostalgie de quelque chose qui est toujours un peu perdu. Ils génèrent du sentiment, que ce soit de l’amour ou de la haine, que ce soit de l’attachement avec ses possibles ruptures.
Le maternel, c’est ainsi avant tout ce qui nous reste de la mère. Et quoiqu’il en soit de ce maternel, de cette langue maternelle et de la nécessité de la quitter, il se trouve que cette alternative, celle qu’évoque Lacan dans ses notes à Jenny Aubry, se retrouve aussi dans les incidences subjectives des enfants d’émigrés. Malaise ou psychose, voici donc la déclinaison habituelle des effets possibles de l’émigration sur les enfants.
Dans le second cas, la position maternelle de refus ou de rupture avec la tradition des pères, peut-être aussi parfois une position de rébellion rend impossible à l’enfant les bases de sa subjectivation, c’est l’ouverture possible à une psychose. Alors, quelque chose rendu possible par l’immigration, quelque chose d’une coupure radicale va forclore des signifiants majeurs indispensable à l’identité de l’enfant et la construction du sens. C’est ainsi qu’avec le cas de Fayçal, je voudrais ouvrir la question d’un exil dans la langue, d’une psychose de l’enfant en tant qu’il tient à un ratage parental, à un « exil manqué« . Mère exilée, Fatima fait partie de ces parents qui s’interdisent totalement de parler leur propre langue à leur bébé au profit de la langue étrangère, celle du pays d’exil, langue d’ailleurs que parfois ils ne maîtrisent eux-mêmes pas du tout. C’est d’ailleurs une configuration linguistique particulière que j’ai rencontrée d’assez nombreuses fois, et qui m’a à chaque fois intrigué.
Mais, pour commencer, voici un rêve. Cela se passe en Arabie Saoudite, peut-être à la Mecque. Je vois Fatima, la mère de Fayçal, et – oh! surprise, son père est là et elle parle l’Arabe avec lui. Et voici Fatima en exil ; elle est en France. Elle parle à Fayçal. Je l’entends qui lui parle la langue des étrangers : mais oui, c’est du Français! Je détourne la tête et alors je vois cette fois dans mon rêve Fatima et sa mère, assises côte à côte. Elles rient et se rappellent le bon vieux temps. Mais quelle langue parlent-elles ? – C’est de « l’Arabéen » me répond une Voix qui me réveille sur ce mot. Eh bien, ce rêve, mon rêve fait des signifiants entremêlés de mon patient et de mon histoire, c’est peut-être la situation de beaucoup de familles et d’enfants d’immigrés français partagés dans la langue.
Fayçal a tout juste deux ans et demi lors de notre première rencontre et se présente déjà comme un enfant autiste. Fatima, sa maman est une jeune femme souriante, d’allure adolescente. Fayçal est son deuxième enfant sur les trois qu’elle a déjà. La maman est malade à chacune de ses grossesses. C’est ainsi qu’elle avait du mal à nourrir Fayçal entre six mois et un an, car elle était déjà enceinte d’un troisième enfant et vomissait tout le temps ; elle lui calait le biberon pour qu’il boive tout seul. Fayçal a été conçu en France mais sa mère a dû retourner accoucher dans son pays d’origine, le Maroc, pour des problèmes de papiers. Fatima a dû y est restée près de six mois avec le bébé chez ses beaux-parents, faute de visa pour revenir en France. D’origine berbère, Fatima n’a appris l’Arabe qu’à l’école à partir de 6-7 ans. Avec Fayçal, elle s’est d’abord appliquée à lui parler l’Arabe ; car pour elle, l’Arabe est la « langue de tout le monde ». C’est en tout cas la langue qu’elle doit parler avec son mari et sa belle-famille d’origine arabe. Mais, depuis qu’elle est en France, elle s’astreint à parler Français à son fils, alors qu’elle a le plus grand mal elle-même à parler cette langue. C’est, dit-elle, qu’elle souhaite l’adapter au plus tôt à la langue qu’il aura à parler.
Pendant la cure analytique de Fayçal, en fait son « destin » par rapport à la possibilité de se subjectiver va se jouer à la fin de la première année de cette cure. A cette époque, Fayçal est plus présent, commence à accepter des échanges. Parallèlement la maman évoque une période très difficile de deuil qu’elle a traversé lors de la petite enfance de Fayçal. Elle se manifeste alors de façon plus présente pour l’enfant. Un véritable lien d’échange s’instaure entre eux: elle voit enfin son fils et lui aussi … Mais cette situation idyllique se renverse en quelques semaines. La mère s’absente souvent aux séances et l’enfant replonge dans le marasme. Puis elle réapparaît et me dit qu’elle est malade, qu’elle vomit. Elle m’informe de ce qu’elle vit comme une catastrophe : elle est à nouveau enceinte… Cependant elle poursuit cette nouvelle grossesse, si bien étayée par notre soutien d’ailleurs que pour la première fois, elle n’a plus aucun des malaises torturants qu’elle avait avant.
Fayçal lui par contre est redevenu comme au début, hors d’atteinte, inaccessible.
C’est ainsi qu’avec la grossesse ultime de Fatima s’est produit un chassé-croisé qui a littéralement éjecté Fayçal, cette fois définitivement, d’une place auprès de l’Autre maternel. Fayçal a retrouvé sa place d’exclu qu’il a eue d’emblée : exclu de France et du cœur de sa mère. Et c’est là certainement la chose la plus affolante qu’il soit donné de voir, que le cœur d’une mère n’est pas forcément, comme on dit, assez grand pour accueillir de si nombreux enfants.
Par ailleurs, le cas de Fayçal illustre bien les effets subjectifs possibles sur les enfants de l’émigration, effets pouvant aller d’une place difficile pour cet enfant à un « pas de place ». La difficulté d’une inscription symbolique d’être compté quelque part, voilà qui peut constituer un trait particulier de la clinique de l’immigration, sans forcément aller jusqu’à l’extrême d’une psychose comme pour Fayçal. Car pour lui, bien sûr, c’est d’un pas de place dont il s’agit. Concrètement d’abord du fait de l’absence de « papiers » de sa mère, ni elle ni lui ne peuvent s’inscrire sur le sol français, n’ont droit à vivre en France. Cet enfant n’a pas de place possible en France. Mais cet enfant n’a pas non plus de place dans son pays d’origine, sinon comment comprendre l’imbroglio linguistique dans lequel sa mère le met en lui parlant uniquement français ?
Mais au-delà, cet imbroglio linguistique dans lequel Fatima plonge ses enfants ne peut se comprendre que par son propre imbroglio psychique. Cette femme paraît véritablement clivée. Il n’y a pas pour elle d’opérateur possible entre ce qu’elle veut/doit et ce qu’elle désire, entre ce qu’elle a perdu et ce qu’elle veut retenir… Chassée de France avec son bébé dans le ventre, cette femme se réfugie dans son pays auprès de ses beaux-parents arabes auxquels elle va bien évidemment parler l’Arabe comme à son fils. Pas de mère auprès d’elle dans ce moment difficile, pas de mari non plus. Pas de figures familières, ni ces fées habituelles pour se pencher sur le berceau de l’enfant. Non, ça parle arabe autour de ce berceau, c’est-à-dire dans cette langue de l’étranger, du Maître, à savoir celle qu’on lui a déjà imposée étant enfant, à l’école, quand le Berbère y fut interdit. Alors pour elle, comment parler mamanais[1]1 en arabe avec son premier fils ? Ce d’autant qu’elle a le cœur meurtri par le deuil de son beau-père, l’homme qui l’a élevée. Ce d’autant aussi que, de retour en France, isolée et déprimée, son mari en rajoute en lui interdisant la présence amie de toute femme auprès d’elle.
L’ensemble de ces éléments traduit, de fait, une situation de catastrophe pour Fatima, un ratage qui peut se qualifier d’exil manqué. C’est ainsi que pour cette femme, au « pas de place » qu’elle a dans l’Autre à ce moment-là, répond dans le réel un « pas de place » pour son enfant.
Toutefois, il paraît intéressant de noter que les effets produits par cet exil manqué de la mère aboutissent en fait, non comme l’indique Lacan, à ce que l’enfant prenne réellement la place d’objet a pour la mère, ce qui probablement est la situation de l’enfant psychotique, mais à un pas de place total ; le réel est ici total. En effet, il semble bien que l’enfant autiste est celui pour lequel la phase d’aliénation [Lacan,1964] n’a pu se mettre en place, alors que l’enfant psychotique serait celui pour lequel la phase d’aliénation s’étant mise en place, la phase de séparation, de constitution de l’objet du désir et la constitution du sujet comme barré n’a pu se mettre en place. Et c’est ainsi qu’en termes de langue maternelle, on peut dire que l’enfant autiste est celui qui n’a pas été pris dans la langue maternelle, alors que l’enfant psychotique est celui qui ne s’en est pas séparé.
L’histoire de Kadija est bien différente. Elle met en évidence le malaise généré par l’impasse familiale dans l’immigration, et cela d’abord à la première génération mais aussi à un moindre degré à la suivante.
Kadija vient consulter pour son jeune fils de quatre ans, poussée par l’école qui s’inquiète de l’agitation de l’enfant et de son retard de parole. Kadija est une jolie jeune femme aux yeux verts qui se présente habillée traditionnellement et arbore un fichu sur la tête. On la prend pour une jeune Européenne convertie ; elle est en fait issue d’une famille berbère. Elle est séparée du père de l’enfant qui a beaucoup « abusé » d’elle, restant au chômage alors qu’elle gagnait la vie de la famille et endettant même sa famille aux jeux. Elle est actuellement elle-même au chômage et vit difficilement seule avec son fils. Elle s’est rapprochée de sa mère et est à la recherche de la tradition du pays.
Kadija est née en France. Dans ses années de jeune fille, elle s’est beaucoup accrochée aux études. Elle était une bonne élève, ce qui n’a pas été facile. Il y a avait peu d’argent, peu de place pour faire les devoirs et beaucoup d’enfants à la maison dont elle était sensée s’occuper étant une grande. Elle a décroché un BTS et même un premier poste de « commerciale ». Elle se sentait de fait tout à fait européenne. Ses frères ont eu plus de mal dans les études. Un frère est mort accidentellement d’une overdose, ainsi que peu après un autre frère d’un accident de voiture.
Son mariage a été un échec total; elle est tombée sur un « bon à rien »et un « profiteur ». Mais, avec le mariage, elle voulait d’abord pouvoir quitter la maison, travailler. Elle a beaucoup de mal avec son fils; souvent elle pense qu’il va devenir comme son père. D’ailleurs, elle croit voir le père de l’enfant quand elle regarde son fils. Il est insupportable avec elle, ne l’écoute pas et dit des gros mots. Il est peu autonome et a besoin toujours de sa présence.
Ses parents ne se sont jamais bien entendus; ils ont vécu chacun pour soi, comme séparés. Son père est venu chercher du travail en France et s’est « crevé » dans un travail d’OS; ses frères ont repris l’exploitation familiale. Il s’est marié sur le tard avec sa mère qui est une petite cousine d’une branche familiale plus pauvre, et qu’il a fait venir en France. Il est reparti seul en Algérie à sa retraite. Sa mère ne l’a pas suivi; elle a souhaité rester en France avec sa famille. Pour son père, la France ne pouvait qu’être une parenthèse dans sa vie. Il y était par défaut d’avoir pu comme ses frères reprendre l’affaire paternelle…
Voilà en tout cas quelques uns des points que Kadija a travaillé dans les premières consultations, d’abord pour les symptômes de son fils puis autour de ses propres symptômes. Il apparaît que toute la difficulté de la fratrie de Kadija tient à la difficulté de ses parents de construire une famille, une alliance dans l’immigration. C’est ce ratage, cet « exil manqué » des parents qui génère des difficultés. Son père n’est venu en France que par défaut, comme expulsé de sa propre famille où il n’a pas été retenu pour prendre la suite de l’exploitation familiale. Il n’a jamais vraiment eu le désir de fonder une famille ni en France, ni avec sa mère. Quant à sa mère, le prix de sa pauvreté impliquait l’exil et une alliance à un homme plus âgé. Toutefois, elle a été contente de pouvoir faire venir une partie de sa famille, dont sa mère, auprès d’elle. Elle a en quelque sorte déplacé la Kabylie en France, même si elle est heureuse de vivre en France.
Pour se sortir de la faillite du couple parental, Kadija s’est d’abord jetée dans les études. C’était le moyen d’échapper au statut de fille, à la tradition et pouvoir s’intégrer comme « européenne ». Diplôme, travail, indépendance et puis mariage. Mais avec la brisure, l’échec de sa propre alliance familiale, réapparaissent les failles de sa propre génération, celles de l’alliance de ses parents. C’est alors que des signifiants (forclos?) font retour et qu’une recherche se fait vers ce qui pourrait être une identité de femme traditionnelle. Cette identité perdue, elle a alors besoin d’en arborer les signes les plus patents, les plus voyants, comme une façon de les inscrire par le regard d’autrui. Le ratage symbolique de ses parents, leur exil manqué, ouvre pour elle vers la recherche d’une identité imaginaire.
Quant à l’incidence subjective de l’immigration sur la troisième génération, elle apparaît s’inscrire là surtout par rapport à la difficulté maternelle. En effet, hormis la difficulté de langage qui peut traduire, une langue difficile à transmettre pour une mère dont le français n’est pas la langue maternelle, le reste des difficultés du garçonnet paraît essentiellement lié à une « psychopathologie » classique: angoisse d’abandon maternel, difficultés d’identification du garçon à un père honni par la mère.
Yvan, 9 ans, d’origine serbe, consulte pour des difficultés scolaires et une grande émotivité; la maîtresse dit qu’il est “ tête ailleurs ”, qu’il a des difficultés pour se concentrer. La mère dit qu’il commence à pleurer quand on hausse la voix. Ivan a peur mais il ne sait pas pourquoi, et il ne sait pas de quoi, sauf des chiens depuis qu’à deux ans il s’est fait un peu mordre par ce canidé. Le père revient sur le fait que son fils a peur notamment de lui, alors qu’il ne l’a jamais frappé. Ivan, aîné de deux enfants, est le premier petit fils de la famille maternelle dont l’arrivée a été beaucoup fêtée.
La maman, pourtant en France depuis plus de dix ans, ne parle pas bien le Français,. Elle s’appuie sur son fils pour trouver ses mots et nous dit que c’est Ivan qui a aussi appris le Français à sa petite sœur. Le Français représente en quelque sorte l’extérieur pour la mère. Et c’est son fils qui la guide, la conduit, à travers ces mots étrangers pour elle. Elle ne travaille pas et ses amis sont tous yougoslaves. Elle a toute sa famille en Serbie, alors que le père a sa famille en France. Ils retournent chaque année au pays. Les relations dans la famille se déroulent entre un papa fatigué et une mère fusionnelle.
La scolarisation maternelle a été retardée par la maman qui ne voulait pas le mettre à l’école. A son entrée à l’école maternelle à 5 ans, l’enfant ne connaissait pas un mot de Français. Cependant, le retard de langage ne concerne pas seulement le français mais aussi la langue maternelle elle-même qu’il a commencé à parler tard..
Yvan voudrait bien être celui qui satisfait tout le monde. Il est près à nettoyer toute la maison pour voir sa mère contente. Quand je lui demande quel métier il veut faire, Ivan répond qu’il veut être conducteur. Conduire des voitures, c’est à la fois faire comme son père, et c’est aussi peut-être pouvoir conduire sa mère en Yougoslavie, pouvoir résoudre la nostalgie de sa mère.
La situation d’Yvan est illustrative de l’intrication des facteurs de transplantation à la psychopathologie la plus habituelle de l’oedipisme. Plus exactement, Yvan nous montre comment l’exil manqué de sa mère fait le lit de sa névrose et lui donne l’occasion, très oedipiennement, de défendre les couleurs de sa mère.
Il en est bien sûr ainsi des angoisses de castration du garçon, qui le font pleurer face à son père. Elles l’amènent, comme Hans, a avoir une peur bleue… des chiens. De même peut-on retrouver chez la mère d’Yvan la même complaisance que chez celle du petit Hans.
Alors, ce qui se rate dans l’exil maternel, c’est sa capacité à se séparer de sa famille, de sa langue, malgré l’appui de son mari. De la difficulté maternelle à se séparer, l’enfant acquière un retard dans sa langue maternelle. De même, de l’impossibilité maternelle au bout de douze ans de parler le Français, résulte pour Yvan une structure défaillante, probablement définitivement, de la langue française, tant en vocabulaire qu’en syntaxe.
Malaise en tant que névrose ou psychose, voilà donc la déclinaison habituelle des effets possibles de l’émigration sur les enfants.
La perte de la langue maternelle, comme perte essentielle.
Mais, dans les deux parts de cette alternative, la question de la langue et la façon dont elle est traitée joue un rôle déterminant. La possession de la langue est déterminante tant pour caractériser un Sujet que pour permettre la transmission à autrui. Toute la culture, tout ce qui fait un homme passe par la langue. Les choses de la terre natale ne viennent bien qu’avec les mots de la langue maternelle, et aucune traduction n’est parfois possible. Quant à la traduction, elle perd presque inéluctablement ce qui est au-delà du sens strict, c’est-à-dire l’essentiel: le sel, le signi fiant .
La perte de la langue et plus encore ce qui s’en perd constitue l’essentiel de ce à quoi l’enfant d’immigré va avoir à pâtir. Une tension majeure s’ouvre en effet pour lui entre la langue de ses parents et celle du pays d’accueil. Entre la culture donc de l’un et de l’autre. Souvent, et pour un faisceau de raisons convergentes, cette langue de l’accueil revêt un caractère de dominance, voire de domination. C’est la langue du Maître [Melman, 1983], en état de mettre sous tutelle les parents. La position de l’aliénation, celle d’être vendu à l’Autre est-elle compatible avec un plein développement de soi? Délicate question s’il en est, car elle se peut retourner dans ses effets: que l’indispensable prise d’un signifiant tiers n’y soit pas et ce développement plein du Soi est aussi compromis que dans une aliénation totale à ce tiers signifiant.
Je découvre que la langue maternelle de mon père est l’arabéen; j’ai quarante ans au jour de cette découverte. De tout temps, je l’ai connu parfaitement Français et d’une langue française totalement impeccable, à la virgule prêt, y compris l’accent. Il ne m’a jamais parlé sa langue maternelle qui s’est perdue avec la mort de sa mère; elle, oui. Voici une langue perdue dans l’immigration et je ne suis pas psychotique. Mais le malaise, celui évoqué par Freud [1929], la production névrotique, oui. Que d’autres, bien d’autres témoignent de ces faits. La langue du pays d’origine a été interdite. Mais souvent aussi coexistaient une multiplicité de langues à la maison, et pas de folie pour autant. Peut-être que dans bien des cas, un effet inverse de dominance peut se produire: et ce serait la langue de l’Etranger qui serait colonisée… Elle deviendrait alors pur vecteur, et sans plus, du dieu de l’immigré. [Derrida, 1996] [Canetti, 1980]
BIBLIOGRAPHIE
[1] Le mamanais (motherese en anglais) est cette langue si particulière par son rythme et sa prosodie que les mères parlent à leur bébé, langue si douce au bébé qu’elle a l’effet d’une voix de Sirène…