So long my son. (地久天长) film de Wang Xiaoshuai.
« Aussi durable et étendu que le sont la terre et le ciel » voilà le titre chinois en forme de proverbe que nous livre Wang Xiaoshuai pour son dernier et admirable film. Tout en allusion il souligne ainsi l’invariabilité et la permanence des sentiments humains en nous laissant apprécier très « chinoisement » le sujet auquel il s’applique. La traduction anglaise a opté plus explicitement pour ce qui constitue le cœur de ce drame, la filiation et au-delà les ruptures et traumatismes qu’ont constitué l’implacable politique de l’enfant unique ayant perduré de 1979 à 2015. Grande fresque sociale de ces quarante dernières années on y voit deux couples, leur progéniture et quelques-uns de leurs proches se démener pour se frayer une existence possible, s’aimer et engendrer dans une société où chacun a dû troquer son « bol de fer » contre le fragile « bol de terre » d’un capitalisme qui s’accommode cependant si bien d’une idéologie de dictature. En quelques traits exécutés d’un pinceau maîtrisé et finement observateur la camera de Wang nous brosse dans un esthétisme discret mais toujours présent, différents tableaux de l’évolution et de la douloureuse adaptation des protagonistes dans la société chinoise en pleine mutation. Dans le prolongement de la « littérature des cicatrices » apparue au sortir de la révolution culturelle et du vent de liberté des années qui ont suivi la mort du Grand Timonier, Wang fait parler l’intime dans les tourments que lui inflige le discours totalitaire et ses planifications broyant toute velléité individuelle. Ce n’est cependant pas un brûlot politique, les personnages du film croient et adhèrent peu ou prou aux discours qui règnent et s’y plient jusqu’à se faire violence pour le Bien Commun tel qu’il se conçoit alors. L’oppression dans un tel contexte ne vient pas que d’en haut, elle vient aussi de l’entourage direct et des proches. Ce film a une dimension plus tragique que politique dans sa conception et son propos. Tragique de l’existence lorsque le fil de la vie se rompt, lorsque la valeur fondamentale d’honorer ses ancêtres en se reproduisant est mise à mal par des discours qui devraient le promouvoir et le pérenniser. On mesure mal à quel point la politique stricte du contrôle des naissances a meurtri de façon durable des millions d’individus. Au-delà, c’est la chaîne même de la transmission des générations et du désir de la prolonger que cette tragédie en forme de parabole vient interroger. Ce film très regardé en Chine et apprécié surprend par sa capacité à déjouer la censure puisqu’il a obtenu le « dragon d’or », sésame nécessaire pour être projeté sur les écrans de cinémas en Chine. Ce label est en-effet délivré par un organisme de censure très officiel. La création artistique, toujours soumise au regard d’un pouvoir très chatouilleux lorsqu’on interroge l’infaillibilité de ses décrets, n’est pas sans risque. Elle intime tout créateur à pratiquer une autocensure sans céder sur une vérité artistique qui déborde par essence tout conformisme si elle est innovante et socialement engagée. L’invariabilité d’un réel dans la trame de toute existence ne se décline pas de la même manière selon les époques, l’art y trouve le moteur qui l’anime. Les effets des discours du Maître sur une existence singulière montrent dans ce film à quel point se nouent l’inconscient et le politique.
Mais venons-en au canevas de ces peintures vivantes de personnages tragiques si bien agencées que construit le film, peintures dont la trame temporelle s’interrompt à plusieurs reprises pour se renouer à celle d’un autre temps et d’un autre lieu comme pour laisser mieux apparaître la centralité d’un trauma, celle du deuil d’un enfant et au-delà le réel, l’innommable, qu’il vient laisser affleurer. Les ondes de choc s’en font ressentir par vagues successives dont l’ordre temporel se reconstitue par l’empathie et l’identification du spectateur aux personnages du film. A chaque spectateur de reconstruire l’histoire, pas de linéarité comme dans le déroulement normal d’un récit, sinon dans une finale « heureuse » peut-être un peu trop politiquement correcte ? C’est le ressort même de la vie que vient endommager la perte de leur seul enfant dans l’existence du couple de Hao Jun et Li Yun au moment où s’impose la politique de l’enfant unique. Liu Xing se noie après avoir été poussé à répondre au défi de son ami Chen Hao. Ces deux enfants sont comme des frères et leurs parents disent qu’on les marierait s’ils étaient fille et garçon. Le destin des deux couples de parents dans les décennies qui suivent est emblématique des années tourmentées des brutaux changements sociaux. L’un est victime du deuil et des remous sociaux, devant migrer dans son propre pays, changer de métier, tenter de se reconstruire en adoptant un enfant qui portera le même nom que l’enfant du deuil. La tentative désespérée de ces parents d’effacer le deuil ne sera évidemment pas sans conséquence une fois l’enfant qu’ils ont été cherché à l’orphelinat et adopté deviendra jeune adulte. Quant à l’autre couple d’amis, plus adapté dans la hiérarchie des années 80, il saura tirer profit des changements sociaux en cours, s’enrichir et donner accès pour leur unique fils aux études et à la réussite sociale. Les deux couples se retrouvent des années plus tard et les paroles enfouies depuis des années peuvent enfin se dire… Enfouies, le mot est de circonstance car on peut le lire dans le prénom même du fils du couple apparemment épargné par la vie. Dans les caractères qui constituent son prénom (Chen Hao 沉浩) revient deux fois le clé de l’eau, une signification d’enfouissement, de profondeur d’immensité, comme cette culpabilité qui n’a cessé de l’habiter depuis que la peur de perdre la face devant les copains l’ait poussé à faire en sorte que son ami se jette aveuglément dans l’eau et y perde la vie. Cet enfant-là, se prénomme Liu Xing, Xing c’est l’étoile qui brille, celle qui orne le ciel idéal des parents, Liu c’est un caractère réservé aux prénoms, il a été porté par nombre d’hommes prestigieux dans l’histoire de la Chine. Quand on va dans les parages de l’idéal, la question de la honte et de la culpabilité ne sont jamais loin, le film donne à penser sur cette question souvent débattue dans nos cercles. Perdre la face est certes du côté de la honte et est particulièrement sensible dans la sphère culturelle chinoise, c’est d’ailleurs à l’origine du drame : Chen Hao dit à son ami Liu Xing qu’il va lui faire perdre la face s’il n’ose rejoindre la bande d’amis qui vont se baigner dans le lieu interdit par les parents. C’est cependant bien la culpabilité qui va tenailler les protagonistes dans leur intimité la plus profonde, à travers les années, et jusqu’au dénouement où la parole et l’aveu se libèrent enfin. Dernier point à relever dans ce film remarquable et qui ne peut qu’attirer l’attention de ce à quoi rend sensible la psychanalyse : le statut de la parole. Le film dure trois heures, est émaillé de silences et pourtant jamais pesant. Se dire est difficile en Chine, surtout lorsque cela touche à l’intime et à la perte. Wang Xiaoshuai nous le fait vivre et nous le laisse entendre avec toute l’intensité du tragique de l’existence. « La Cina è vicina » comme le proposait le titre d’un des premiers films sur l’encore très fermé monde chinois des années 60.