Du texte inconscient à la lettre, l’objet d’un itinéraire
22 mars 2022

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DE BROUWER Didier
Le Grand Séminaire

Association lacanienne internationale

Grand Séminaire de l’ALI 2021-2022 – L’invention de l’objet a : qu’en faisons-nous ?

Mardi 22 mars 2022

Conférence de Didier de Brouwer : Du texte inconscient à la lettre, l’objet d’un itinéraire

 

C’est dans le fil d’un groupe de travail au sein de l’Association Freudienne de Belgique que je vais vous livrer quelques axes d’une recherche entreprise pour la troisième année maintenant. Recherche difficile sur un concept – mais ce terme n’est sans doute pas adéquat– qui parcourt Ecrits et séminaires de Lacan et ce du début de son enseignement jusqu’à sa fin. Penser la lettre et sa lecture dans la cure aura marqué la tentative inachevée de serrer au plus près ce petit a « que j’appelle objet, mais qui n’est quand même qu’une lettre ».[1] Trouvaille d’une écriture pour rendre compte d’un désir cependant ininscriptible en tant que tel, la lettre de l’inconscient mettra toujours en échec un savoir universalisable puisqu’elle renvoie chacun à sa vérité et à sa propre singularité.

Pour introduire le thème de travail initiant ce groupe belge, j’avais proposé comme intitulé : « Dans le sillage de la lettre ». Métaphore imagée dont je me satisfaisais d’autant que sillage évoquait aussi le wake – une des traductions possibles de wake est sillage – du Finnegans wake de Joyce cher à Lacan. Il a fallu que je m’arrête sur cette trop belle métaphore en rédigeant cette présente intervention pour y entendre bien autre chose. Au-delà d’une association imagée ce titre s’est mis à résonner avec la même musique mais un tout autre sens. Sillage peut faire équivoque avec sciage (entendez celui du bois) et c’est bien de coupure qu’il s’agit quand on parle de lettre. Conjonction-disjonction, nouage entre un sujet et un objet de désir comme le présente l’écriture du fantasme, comment penser cette paradoxale écriture « d’un objet dont on n’a pas d’idée » dans la cure ? Paradoxale écriture qui ne se lira que sur le bord d’un trou dans le savoir, telle se situe la lettre.  Lacan dans ce même texte déterminant sur le sujet (Lituraterre) la noue étroitement à la jouissance : « comment pourrait-elle (la psychanalyse) nier qu’il soit, ce trou, de ce qu’à le combler, elle recoure à y invoquer la Jouissance ? ».[2] Ce n’est donc jamais sans risque qu’on se frotte à cette question de la lettre qui implique tout un chacun dans une part de jouissance autiste et singulière : la lettre est toujours en quelque sorte volée, subtilisée à l’Autre, détournée, elle possède celui qui croit la détenir plus qu’il ne la possède. Avis donc aux amateurs, moi compris qui vous parle de la lettre et en fait mon objet de travail. Lacan reprendra plus d’une fois le conte de Poe soulignant le rapport très singulier de la lettre à une femme « pour ce qu’elle y fait valoir son être, en le fondant hors la loi »[3] . La lettre met le savoir en échec, on ne peut parler d’en-soi de la femme comme si on pouvait dire toutes les femmes, pas d’universel et il ajoute : « La femme, j’insiste, qui n’existe pas, c’est justement la lettre – la lettre en tant qu’elle est le signifiant qu’il n’y a pas d’Autre, S(A barré) »[4]. Il n’y a donc pas plus de lettre-toute que de femme-toute, aucun ‘’un’’ universalisant ne peut s’y attacher. Lacan écrit par une lettre cet objet que l’hystérique incarne inconsciemment dans l’adresse de son désir refoulé, adresse à celui qui lui tiendra lieu de maître. « Il faut se poser la question si ce n’est pas de là qu’est partie l’invention du maître » dit Lacan retournant complètement le mythe de la Genèse.[5]  

  Comme tout objet de fantasme – et toute recherche aussi sérieuse qu’elle soit s’organise autour d’un fantasme – la lettre de l’inconscient qui surgit par battements dans la cure analytique révèle notre division, notre aliénation à L’Autre. Ainsi, l’esthétisante image d’une lettre traçant son sillage sur la surface mouvante du transfert, m’évoquait par le jeu de l’homophonie cette seconde barrière dont parle Lacan dans l’Ethique de la psychanalyse, celle du Beau, barrière au-delà de laquelle se trouve le champ innommable du désir radical[6]. La lettre du sinthome s’écrit sur le lieu du non-rapport, elle en est même la trace effacée comme le trait littoral que les vagues ne cessent de redessiner : « …l’écrit a cette propriété d’effacer au fur et à mesure qu’il se déroule le réel qu’il met en place, il l’efface » dit Charles Melman dans son séminaire sur les paranoïas[7]. On ne s’approche pas impunément de La Chose et la lettre déchiffrée, lorsqu’elle nous laisse entendre qu’il y a du savoir inconscient, nous rend lecteur de notre aliénation. Serait-elle ce « caput mortuum », tête de mort posée en anamorphose qui nous regarde en oblique au milieu de toutes les vanités humaines représentées dans le tableau des Ambassadeurs de Hans Holbein ?  La lettre, Lacan la définit dans La Troisième comme ce qu’il y a de plus vivant, mais aussi de plus mort en nous. Aucun sens, aucune définition ni représentation imaginaire ne peut s’y attacher puisque la lettre scelle le lieu d’une perte : celle de l’objet dont on n’a pas d’idée, objet chu de cette séparation première d’un grand Autre mythique comme le propose à notre réflexion le schéma plusieurs fois repris dans le séminaire sur l’Angoisse. La lettre est ce qui tombe dans l’inconscient du fait du refoulement comme le souligne Marc Darmon.[8] Seule certitude, la lettre borde un trou, celui de la castration et c’est par la lettre et les équivoques qu’elle suscite que l’interprétation analytique opère. La vérité propre au sujet, inscrite au lieu de l’Autre passera par son repérage et le renouvellement qu’opèrera sa lecture dans le transfert.

          L’enjeu d’une cure analytique se joue dans le serrage au plus près de cet espace au centre de trois consistances dont se constitue le nœud borroméen. L’équivoque du néologisme qu’écrit Lacan avec son dit-mension se substitue au concept par trop philosophique de catégorie et s’écrit de trois lettres que Lacan considérera comme des noms-du-père. La triade R.S.I supplante la triade œdipienne remarque justement Colette Soler[9]. La lettre fait toujours appui aux élaborations de Lacan mais elle nous déplace et nous déporte à chaque fois qu’on croirait en saisir le sens : exemplaire de la fonction du phallus dans La lettre volée, structurant les lignes vectrices des graphes du désir, trace ou marque qu’opère le signifiant avec ses conséquences insoupçonnées pour la logique formelle dans l’Identification, organisatrices des discours et de leurs permutations dans l’Envers de la psychanalyse, marques d’un ruissellement issu de la rupture des nuées du semblant autre nom désormais attribué au signifiant dans Lituraterre,  on ne cesse de courir après le sens de la lettre comme après le furet de la chansonnette. La lettre fait point de butée pour mathème ou métaphore, elle entraîne le discours analytique dans son ‘’scillage’’, appelant sans cesse à le renouveler tant par son usage logico-mathématique que par sa lecture dans les formations de l’inconscient qu’elle détermine. Autant présente dans les élaborations axiomatiques de Lacan qui ne visent à rien d’autres qu’à permettre la difficile question de la transmission de la psychanalyse, que dans la motérialité de la cure analytique, la lettre circule ainsi qu’une navette sur le métier à tisser du transfert que trame un supposé-au-savoir. Comme dans La Lettre volée, ou plutôt détournée ainsi que le propose plus justement la traduction de Lacan, croire qu’on a mis la main dessus n’a d’autre effet que celui d’une castration, d’un effet féminisant, transformant le ministre qui croit posséder le secret sur la jouissance de la reine qu’elle est supposée receler, en dandy passif et efféminé. Différence notoire cependant dès le séminaire sur l’Identification par rapport à la Lettre volée, ce n’est plus tant le phallus comme signifiant donnant la raison du désir (cf la signification du phallus) qui détermine cet effet de castration, mais un objet qui reste dans l’ombre portée des lumières du symbolique, autrement dit le réel d’un plus-de-jouir a-sexué, au-delà des semblants et qui est au cœur de la dynamique désirante, l’objet a. Ce qui tente de s’écrire par la lettre, ombre portée de l’objet, clive notre savoir comme l’hypothétique mais efficient corpuscule quantique. Peu importe que à son instar la lettre reste indéfinie non pas entre onde ou corpuscule mais entre réel et symbolique. Elle ne cesse de se prêter à une lecture comme le symptôme dans son insistante répétition le démontre mais en restant toujours en souffrance[10].

             La lettre borde le trou laissé par un objet qui choit, insaisissable pour un désir articulé par le signifiant mais dont l’objet est inarticulable. « N’est-il pas remarquable que, à l’origine de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la forme de ce qu’il y a en lui d’inassimilable, sous la forme du trauma, déterminant toute sa suite, et lui imposant une origine en apparence accidentelle » dit Lacan dans son séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux. Les rêves le manifestent le plus souvent. Ce trauma, rencontre d’un réel comme dans le rêve fondateur de la Traumedeutung, celui de l’injection faite à Irma, c’est par la formule de la triméthylamine qui s’y écrit sur l’écran du rêve comme solution et comme remède à la vision d’horreur du fond de la gorge malade de celle-ci, que Freud se fait explorateur conquérant et provisoirement victorieux par le déchiffrage que lui permet sa science nouvelle. C’est sous les oripeaux de la lettre dans sa version scientifique comme le montre les lettres de la formule chimique que Freud fait cette découverte, orientée par son idéal de science. La lettre de l’inconscient serait-elle pour autant celle que promeut le discours de la science ? Est-ce la même dont nous parle Lacan et peut-on l’assimiler à une unité élémentaire ultime que viserait le déchiffrage dans l’interprétation du désir et sa dynamique inconsciente ? La pente est toujours forte pour objectiver la lettre, l’ontologiser et la faire entrer dans le catalogue des étant de la métaphysique, d’en faire un Graal de l’interprétation. Lacan nous met en garde devant notre alphabêtise qui voudrait que toute écriture, y compris celle de l’inconscient puisqu’il se lit et se déchiffre, soit simple transcription d’une parole encore refoulée. Mais si la lettre en psychanalyse n’est pas cet élémentaire de la transcription du flux de la parole, qu’est-elle et comment s’articule l’écriture dont elle relève par son déchiffrage dans la cure ? Quel rapport entretient-elle avec le signifiant dont elle se distingue ? « La lettre n’est pas du même tabac, si vous me permettez cette expression, que le signifiant »[11] : Si l’on pousse la métaphore du tabac du fumeur, il n’y a pas de fumée, celle du semblant, sans feu, celui de la jouissance. Autre question encore, pourquoi parler la plupart du temps de la lettre comme si elle ne se déclinait qu’au singulier et comme si son rapport au « un », à l’unaire, revenait comme un automaton du discours analytique ? « L’être ne s’affirme d’abord que de la marque du 1, et tout le reste est rêve – notamment la marque du un en tant qu’il engloberait, qu’il pourrait réunir quoique ce soit. Il ne peut rien réunir du tout, si ce n’est précisément la confrontation, l’adjonction de la pensée de la cause à la première répétition du 1 ».[12]  Revoir fondamentalement la nature de ce Un noué à l’être depuis l’aube grecque de la philosophie, Lacan s’y acharnera sans répit pour défaire une évidence qui voudrait ignorer la dette contractée au langage et ce petit a qui en résulte : « quelque chose est à payer à celui qui introduit son signe ».[13] C’est cela aussi l’invention de l’objet a, invention par une écriture qui désigne l’effet d’une barre, celle opérée par la répétition de l’un du trait unaire. Pas de sujet sans le trait différentiel du signifiant et sa répétition, mais en rester là ne serait-ce pas éviter de se confronter à une conception tout autant imaginaire du 1 en la faisant porter par le concept de signifiant, toute unité différentielle qu’il soit ? La psychanalyse aurait-elle trouvé en lui l’unité élémentaire d’un champ d’application bien balisé et fermé, celui de l’inconscient ? Autrement dit ces unités floues que constituent les signifiants déterminant de l’inconscient sont-elles collectivisables ? Est-ce elles qui définissent ce nouveau champ de la jouissance nommé par Lacan pour la psychanalyse ? Un tel abord de la cure est-il pensable ? « L’Un engendre la science » dit Lacan, pas de science sans les unités qui en organisent le champ par des lettres dénuées de toute autre signification que celles d’équations dans lesquelles elles entrent. Lacan maintient le lien avec la rationalité scientifique, ou plutôt sa structure logique lorsqu’il déclare dans le séminaire Encore : « …le nœud borroméen est la meilleure métaphore de ceci, que nous ne procédons que de l’Un[14] ». La langue est première cependant, et « c’est bien au niveau de la langue qu’il nous faut interroger cet Un »[15]. Il n’y a pas un Un majuscule agissant imaginairement comme moteur immobile et si le signifiant n’est que relation, c’est bien par la lettre du symptôme, dépôt de lalangue, que se localise le rapport de chacun à la jouissance. Le symptôme colmate ce non-rapport à l’Autre, proférer Yadl’Un c’est un Un de solitude car « l’Autre c’est l’un-en-moins »[16]. Il s’agit de penser la dialectique entre ce qui se dit dans la cure et ce qui aura pu s’y écrire en renouvelant le rapport d’un sujet au réel. « Le Un incarné dans lalangue est quelque chose qui reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase, voire toute la pensée. C’est ce dont il s’agit dans ce que j’appelle le signifiant maître »[17] Du un incarné cela doit bien avoir rapport avec la manière dont le réel du non-rapport s’inscrit pour chacun, des lapsus et autres formations de l’inconscient jusqu’aux délires et hallucinations de la psychose qui s’emparent de toute la pensée en l’exposant sans barrière à la jouissance de l’Autre. Le un a des usages multiples chez Lacan et cela a des conséquences importantes sur le discours analytique. Par rapport à l’identification tout d’abord, on en a déjà largement parlé l’année dernière dans notre Association.  « Cela ne va pas de soi qu’il y ait d’lun »[18]Lacan y consacre presque tout son séminaire baptisé « Ou pire ». Cette jaculation « Yad’lun » en présentifiant qu’il n’y a de concept d’unité que par le réel de la langue, démasque ce à quoi l’usage du nombre peut être réduit. Ce Yadl’un dénonce par le sarcasme l’emprise toujours plus forte de la science sur nos vies opérées par la numérisation. Pas de « Un » sans un qui manque, l’émergence de l’un dans la série des nombres n’est autre que l’ensemble vide qui fonde la théorie des ensembles comme le sujet de l’inconscient « moitié sans paire dont le sujet subsiste »[19] . Le un reste ambigu, comme le signifiant il marque une pure différence et n’est en aucun cas ce que désigne le même, entendez aussi bien celui sur lequel se fonde l’amour fatal de Narcisse. Si j’évoque cette question de l’UN si importante pour la pensée occidentale c’est pour souligner que ce singulier par lequel nous abordons la lettre dans la psychanalyse n’a pas valeur d’unité dans un ensemble aux éléments dénombrables comme nous y inciterait un positivisme empreint de scientificité.

Je voudrais questionner cette affirmation de Lacan que « la lettre est ce qu’il y a de plus vivant ou de plus mort en nous » comme je l’évoquais plus haut. C’est une question très clinique qui manifeste clairement tout le subtil enjeu de son reserrage dans le fil du transfert. Lors d’une question adressée il y a fort longtemps à Lacan par un de ses élèves et analysant – Qu’est-ce que la psychanalyse ? – question apparemment naïve et que j’avais pu relever dans des annotations sur la page d’un livre hérité de son ancien propriétaire, j’avais pu lire transcrite sur le coin d’une page cette réponse spontanée et sans doute aussi très adressée que Lacan avait alors donnée : « La psychanalyse est un gai savoir ». Rien n’est jamais définitif et encore moins dans cette incroyable quête de vérité dans laquelle Lacan nous entraine, mais cette réponse donnée à l’époque du tout début de ses séminaires rend des couleurs de vie et d’esprit à la cure analytique jusqu’alors trop exclusivement envisagée comme butant sur les impasses du complexe de castration comme y invite à penser un des derniers écrits de Freud : L’analyse finie et l’analyse infinie. « Soyons moins captifs du culte de la castration » nous exhortait Charles Melman dans son séminaire sur la névrose obsessionnelle[20], passer par la castration c’est de structure pour le parlêtre mais une analyse ne devrait-elle pas permettre d’accéder aussi à une forme de jouissance de notre être ? L’invention de l’objet a par Lacan, sans le dire explicitement, ne peut-il pas être reconsidéré dans ce sens ? Dans son livre Leçons de ténèbres avec sarcasmes inspiré par la lecture de la Chouette aveugle, ce texte extraordinaire rédigé par-dessus l’abîme de l’écrivain Sadegh Hédayat, et que nous invite à lire Christiane Lacôte-Destribats, elle y fait la remarque sur le moteur de cette écriture tant empreinte de souffrance : « l’image de l’ombre mouvante[21] et dévorante indique, peut-être, comme un littoral en mouvement sur le mur, l’avancée sans cesse remaniée de l’écriture ». Par elle serait mobilisée un savoir qui est de l’ordre du désir, déplaçant la douleur d’exister et toute sa contingence en attente d’inscription vers tout autre chose qu’un pâtir mélancolique, en se jouant par le rire et les sarcasmes d’une condition qui n’évite pas ce dont elle pâtit. Je me permets de poursuivre avec une autre citation de ce texte revigorant à propos du réel chez Lacan : « Il s’agit, de ne pas reléguer le réel comme l’impossible, cette impossibilité d’écrire le rapport sexuel, par exemple, mais de l’inclure, d’inscrire cette impossibilité comme dimension déterminante à tous les moments et lieux de ce qui fait la parole humaine, symbolique et imaginaire. Le savoir inconscient qui arrive parfois à se dire, inclut cette dimension de réel, et c’est ainsi qu’une parole peut s’inscrire subjectivement »[22]. Cela ne fait-il pas écho à ce Gai savoir dont parlait Lacan ?  Plutôt qu’à celui de Nietzsche encore trop marqué du ressentiment dont son œuvre prend désespérément distance non sans ouvrir des voies empruntées ultérieurement par Freud, il s’agit sans doute de celui de Rabelais, grand amateur de jouissances bien tempérées et d’inventions verbales prenant appui sur la lettre. Rabelais est d’ailleurs explicitement évoqué dans Lituraterre. L’auteur de Gargantua et Panurge paya le prix de ses moqueries et sarcasmes adressés aux doctes de la Sorbonne et à leur science scolastique. Comme Lacan il fit place à cette dimension du sujet dans son rapport à la vérité qu’inscrit en nous la jouissance sans faux-semblant, ni hypocrisie. Il y aurait donc un bon usage de la lettre, un usage jubilatoire, il me semble que Lacan en a largement témoigné dans ses inventions verbales et une théorisation qui fuit toujours la rigidification dans le concept. C’est un aspect essentiel de la promotion de la lettre chez Lacan et sa fascination tardive pour Joyce peut en témoigner. C’est uniquement à partir de la lettre, de cette contingence propre à chacun qu’elle charrie, que quelque chose du réel aura pu s’y atteindre et sans que le sujet s’en exclue ou cherche échappatoire. C’est en quoi la psychanalyse échappera peut-être au dogme et aux accents religieux, par la vertu d’un réel inclus.

Je ne pourrais terminer cet exposé sans évoquer l’écriture chinoise qui m’est chère, elle émaille longtemps les séminaires et ce n’est pas sans plaisir que Lacan traçait sur un tableau quelques caractères empruntés aux textes canoniques qu’il lisait avec François Cheng. Comme si cette écriture montrait mieux que la parole ce qu’il tentait de cerner dans son entreprise de relecture du texte freudien. Incorporer, une par une ces splendides formes d’écriture, entre dessein et lettre me fut aussi une passion nécessaire. Que me fallait-il donc écrire ? J’ai pu croire un temps que cette écriture était une approche plus pertinente pour matérialiser ce que nos rêves chiffrent sur l’écran de nos nuits. Freud ne nous invite-t-il pas à le penser quand il assimile les rébus du rêve aux assemblages figurés des caractères chinois ? Chaque caractère chinois donne le sentiment d’être nom plus que mot. Par le nom propre on attache son nom à des lettres qui seraient sensées vous représenter sans reste, c’est une fonction ou plutôt une ‘’fixion’’ à laquelle Lacan a consacré des remarques importantes dans le séminaire sur l’Identification. Si la lettre se décline au singulier, c’est sans doute une de ces raisons : le caractère idiotique du nom propre résulte du rapport « de l’émission nommante avec quelque chose qui dans sa nature radicale est de l’ordre de la lettre »[23]. Il n’est cependant retenu de l’objet que son unicité, précise Lacan, chercher la lettre n’est-ce-pas toujours chercher à se nommer sans savoir de quel nom, obligeant à s’avancer toujours plus avant dans la chaîne, dans le déroulement des énoncés[24] ? Je ne pense pas procéder autrement en vous en parlant aujourd’hui. Pas d’image qui refléterait le sujet qui s’en représente puisque la lettre ne sera jamais qu’un figuratif effacé, le nom propre ne vaut que par l’enracinement d’une énonciation dans le réel d’un trait. Le sujet ne se fera pour autant jamais Un dans l’Autre et la lettre n’aura été que la scorie d’une tentative toujours avortée. Ma passion en sait quelque chose, comme toute passion c’est sans doute par une écriture crevée qu’elle a cherché à déchiffrer son énigme.

Elever la lettre à la dignité de la Chose c’est l’objet même de la littérature et sans doute de la peinture. Ne peut-on le retrouver dans l’exécution même de ses traits comme nous y invite ce fameux traité sur la peinture du peintre Shitao, alias le moine citrouille amère, que Lacan a lu avec tant d’intérêt. Il est intéressant de relever que cet unique trait de pinceau, emblème premier et fondamental puisqu’à la racine de tout acte pictural en accord avec la vérité de la nature de son agent, est qualifié d’indéterminé. Entre réel et symbolique il n’a aucun sens déterminé sinon celui de l’unicité d’un geste traçant un trait littoral. Seule une signification tendue dans le paradoxe d’une contradiction peut lui être attachée puisqu’il évoque le plus petit des nombres mais aussi l’absolu du multiple car « racine de tous les phénomènes »[25]. Cette question d’une unicité propre à l’écrit, au dépôt opéré par lalangue, chaque caractère chinois la répète et l’interroge. Mais il y a d’autres aspects de cette écriture qui ont intéressé Lacan, je pense à la chorégraphie qu’implique l’usage du pinceau et à cette nature d’assemblage de traits que constituent chaque caractère « les lettres font les assemblages, les lettres sont, et non pas désignent ces assemblages »[26] dit Lacan allant plus loin que les définitions proposées par Bourbaki. « L’écriture c’est des représentations de mots », dit Lacan dans son séminaire D’un discours…[27] La langue chinoise en est sans doute le meilleur exemple. Issue d’un tout autre discours ainsi qu’il le fait remarquer, puisque ses origines se trouvent dans des rituels divinatoires très codifiés. Nos lettres ont été inventées par des peuples préoccupés par des considérations marchandes, par une transcription la plus fidèle possible des opérations contractuelles qu’elles devaient matérialiser. Les textes chargés de concrétiser les relations avec une instance transcendante ne sont venus que dans un deuxième temps. L’empyrée chinois a toujours gardé cette marque du médium rituel qui cherche à faire lien avec l’ancêtre, même si celui-ci s’est anonymisé en volonté du Ciel. Monde des hommes et monde des dieux se ressemblent et sont sans réelle discontinuité en Chine. On rétorquera que l’actualité contemporaine de cette culture s’est bien éloignée de ces racines mais cette pérennité de tracés inchangés à travers les siècles dans leur unicité singulière explique sans doute la vénération affichée par tout un peuple pour une écriture à valeur autant destinale. Les dieux c’est dans la dimension du réel qu’il faut les situer et c’est bien de là qu’on entendait leur message, comme une injonction qui intimait à la question du désir : Che vuoi ? Que veut cet Autre en moi ? Que faire aussi de la férocité du Surmoi rencontrée sur ce chemin sinon en passer par la lettre, lettre parfois d’angoisse, entre jouissance et désir, lettre de l’une-bévue, et peut-être y trouver quelques bouts de savoir comme viatique ?                


[1] Encore, séance du 9/1/1973.
[2]D’un discours qui ne serait pas du semblant : Annexe 1
 Lituraterre, édition hors commerce ALI.
[3] Idem, leçon du 19/5/1971et dans Le Sinthome : « Le vrai réel implique l’absence de loi », leçon du 13/4/76.
[4] D’un discours…. leçon du 17/3/1971.
[5] L’envers de la psychanalyse, leçon du 18/3/1970 et le 10/6/1970 : « C’est la plus vieille figure de l’infatuation du maître – écrivez le comme vous voudrez – que l’homme s’imagine former la femme ».
[6] L’Ethique de la psychanalyse, leçon du 4/5/1960
[7] Ch. Melman : Les Paranoïas, séminaire 1999-2000. Edition hors-commerce de de l’ALI p. 149
[8] M. Darmon : Le signifiant ou la lettre, article disponible sur le site de l’ALI
[9] C. Soler, Lacan lecteur de Joyce, PUF
[10] Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son échec. Et c’est par là que je l’éclaire : quand j’invoque ainsi les lumières, c’est de démontrer où elle fait trou. On le sait depuis longtemps : rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s’en arme. Lituraterre dans séminaire 18 (publication hors commerce ALI)
[11] Encore : Leçon du 9/1/1973
[12] L’envers de la psychanalyse : Leçon du 20/5/1970
[13] idem
[14] Encore leçon du 22/10/1973
[15] Encore, leçon du 20/2/1973
[16] idem
[17] Encore : Leçon du 26/6/1973.
[18] Ou pire : Leçon du 19/4/1972
[19] Lituraterre.
[20] Ch. Melman : La névrose obsessionnelle, tome 1 p.17 – Ed. Erès.
[21] Mon ombre était plus réelle que mon corps, écrit Hédayat , et Mon ombre sur le mur était celle d’une chouette, elle se penchait pour lire ce que j’écrivais.
[22] Christiane Lacôte-Destribats, Leçons de ténèbres avec sarcasmes, p. 86. Ed. Galilée 2021.
[23] L’Identification, leçon du 20/12/61
[24] idem
[25] Les propos sur la peinture du moine citrouille amère, Shitao, traduction de Pierre Ryckmans, p.17 Ed. Herman 1984
[26] Encore, leçon du 16/1/1963
[27] D’un discours…, Leçon du 10/3/1971